Leslie Kaplan - Les outils
avec des cinéastes - L’homme sans passé

comment commencer
comment c’est, commencer
c’est un récit qui commence
à zéro
de rien
on ne sait rien du héros
qui ne sait rien de lui-même
mais il y a une histoire
un déroulement
dans le temps
qui fait sortir des personnages
de nulle part
tous pris comme ça
sans explication
le récit de L’homme sans passé
raconte une vie qui démarre
au présent
ici et maintenant
un manifeste
presque
un art poétique
sûrement
sans passé
sans déterminisme
pas de psychologie
pas de sociologie
on s’intéresse à ce qui arrive
on est dans l’émergence
comment commencer
comment rester
dans le commencement
dans la surprise
l’étonnement
la rencontre
ça commence par la fin
il est laissé pour mort
mais il sort de l’hôpital
la tête entourée de bandelettes
une momie
et le premier geste qu’il fait
c’est de se remettre le nez droit
façon aussi de dire, ça se voit
comme le nez
au milieu du visage
qu’il y a quelque chose de travers
dans le monde
quelque chose qui cloche
et c’est quoi
c’est ramener réduire aplatir
ce qui est en train de se passer
à ce qui s’est déjà passé
alors qu’on est là
dans le présent
et que l’important
c’est de respirer
et ce geste est drôle
terrible et drôle
il y a une disproportion
un décalage
entre ce geste très petit
et ce retour d’entre les morts
humour
importance vitale
des rapports dissonants
hétérogènes
étrangers aux rapports habituels
importance de ce qui change
le regard
le point de vue
la perspective

un récit
qui se fait dans l’émergence
qui déploie le temps
au présent
pour suivre
_ah, faut suivre, faut suivre,
comme dit Devos_
il faut être attentif aux détails
à chaque détail
à tous les détails
comme les deux enfants qui trouvent le héros
au bord de l’eau
et qui remarquent
alors qu’un clochard vient de lui prendre ses bottes
_pas de sentimentalisme
les pauvres ne sont pas gentils_
qu’il remue les yeux
« il bouge encore »

il est sauvé par des enfants
et l’histoire est filmée du point de vue de l’enfant
dans le sens où Nietzsche décrit
« comment l’esprit devient chameau, comment le chameau devient lion et comment enfin le lion devient enfant »
et où Deleuze commente :
« Le chameau est l’animal qui porte : il porte le poids des valeurs établies, les fardeaux de l’éducation, de la morale et de la culture. Il les porte dans le désert, et là, se transforme en lion : le lion casse les statues, piétine les fardeaux, mène la critique de toutes les valeurs établies. Enfin il appartient au lion de devenir enfant, c’est-à-dire jeu et nouveau commencement, créateur (…) de nouveaux principes d’évaluation. »

scène lumineuse
où les deux enfants regardent
pendant que la mère fait manger le héros
à la cuillère
les enfants regardent
_le père aussi regarde
il est un autre enfant,
un peu pervers_
et on se dit bien sûr que ce qu’ils voient
c’est eux mêmes, eux les enfants
avec une question en creux, non pensée,
mais qu’ils refilent au spectateur
qui sont-ils
c’est quoi, être au début, commencer

notons que la seule chose
que l’on apprendra du héros
c’est qu’il jouait
pas au sens du jeu d’enfant
mais au sens du jeu de hasard
soumission à l’idée
à l’abstraction
au nombre
une seule certitude : on va perdre
et ce n’est jamais jamais le présent
c’est toujours « demain, demain…tout sera fini »
(Le Joueur, Dostoïevski)

quelque chose se passe
là devant nous
avec nous
au présent
l’émotion vient de là
quelque chose se passe
donc quelque chose peut se passer
sentiment concret, matériel, d’un possible

ce possible, c’est ce qui donne leur beauté
aux visages
par exemple au visage de la mère
elle vient de lui refaire son pansement
elle est assise devant lui
et on ne sait pas ce qu’elle pense
ce qu’elle peut penser
_les agresseurs, ils ont des gueules
pas des visages
on les connaît,
on connaît tout d’eux, déjà

quelque chose peut se passer
dans l’échange
dans le dialogue
« –Merci.
–Ah, il parle.
–Je ne savais pas quoi dire, avant. »
dialogue laconique
entouré de silence
mais le silence appelle
c’est un silence vivant
qui porte des paroles à venir

comme l’immobilité du héros
porte des actes
il se tient debout
écoute les chanteurs de l’Armée du Salut
met une casquette, l’enlève
il vient d’avoir une idée
faire changer de disque
devenir manager rock

la répétition n’est pas obligatoire
quelque chose s’ouvre
on respire
la réalité n’a pas qu’une seule dimension

ce sentiment concret, matériel, d’un possible
cette émotion
on l’éprouve sans arrêt par les détails
tout petits tout petits
comme ce moment où pour la première fois
l’Armée du Salut expérimente
une musique, disons, différente
une femme de l’équipe
belle et ridée
chante Petit Cœur
et un monsieur pose son assiette de soupe
se lève, va s’incliner devant une dame
et l’invite à danser
et ce détail minuscule, minime
s’incliner
contient une énorme quantité de choses
comme le cœur si petit de la chanson
on voit la scène autrement
on voit la table où mange une sorte de Christ
dans une sorte de Cène
on voit le monsieur édenté qui écoute en mangeant
on voit comme on n’avait jamais vu
on ne voit pas « les pauvres »
on ne voit pas « des pauvres »
ni des SDF, des sans abri, des sans travail
on voit des hommes, quelques hommes, certains hommes
on voit ceux là

et ce qui est mis en mouvement avec la danse
c’est, chaque être est unique
et aussi, la vie est unique
on vit, on meurt, à chaque instant
ce bal improvisé à l’Armée du salut
« _Etait-ce bien raisonnable ?
_Dieu seul le sait, qu’ils dansent ! »

comme dit Pina Bausch
dance dance or you will be lost
et aussi à propos de Café Muller
qui se danse les yeux fermés
_les yeux fermés : grand thème, en somme
l’aveuglement, les camps, l’Allemagne_
elle parle de l’attention aux détails
aux détails tout petits
quand on a les yeux fermés, dit-elle,
il y a une grande différence
entre regarder en haut ou regarder en bas
danser
habiter le présent
être dans le détail

le détail est un éclat de réel
une condensation de sens multiples
pas l’anecdote triviale
dépourvue de sens
mais une multiplicité simultanée de sens
un volume de sens
une façon cubiste de penser
et l’humour comme le gag
souligne quelque chose d’incongru
quitte une pensée linéaire cause effet
joue avec les aspérités du réel
présente en même temps
plusieurs aspects contraires
plusieurs plans différents
devenir manager de rock à l’Armée du Salut
être un entrepreneur et braquer une banque
pour payer ses dettes

on pense à Chaplin
pas seulement à cause du bal d’Une vie de chien
où Chaplin danse et tourne
le pied levé bien raide
pas seulement à cause du chien Hannibal
qui d’ailleurs est une chienne
Charlot est aussi un homme sans passé
on ne connaît jamais rien de lui
sauf ses aventures ou mésaventures présentes
on pense à Beckett
pas seulement à cause des poubelles
lui aussi se moque du passé
« Nagg._ J’ai perdu ma dent.
Nell._ Quand cela ?
Nagg._ Je l’avais hier.
Nell (élégiaque)._ Ah, hier. »

tout le monde a un côté clown
tout le monde dit exactement ce qu’il pense
« exactement » signifie : pas de distance
chacun colle à ses mots
et les mots sont comme des choses
un peu étranges
ils ne contiennent aucune question
« _Tu es revenu.
_Manifestement. »
mais ils peuvent, les mots,
poser une question simple, en direct
dialogue minimal
il lui demande :
« _Tu veux sortir samedi soir ? »
elle lui répond en trois temps :
« _On est déjà dehors.
Je n’organise pas des rendez-vous louches au travail.
Mais, oui. »
les mots suivent la réalité
redoublent la réalité
prennent la réalité au mot
exagèrent la réalité, dénoncent la réalité
glissements minuscules
qui produisent (quand même) un retournement
on accompagne la personne qui parle
comme elle s’accompagne elle même
pas d’expression de sentiment
tout le monde un peu raide, un peu débile
un peu à côté de la réalité
prêt à tomber en dehors de la réalité
mais justement, la réalité, c’est quoi

l’accent est mis sur la réalité du désir
évidence de cette force invisible
désir de vie
comment d’un seul coup il se relève
dans son lit d’hôpital

côté clown mais aucune dérision
pas des figurants post modernes
pas de discours
pas d’humanisme frelaté, institutionnel, faux
ça se passe à l’Armée du Salut
_domaine de « l’idéologie »
comme dit le héros_
mais justement
c’est-à-dire, la contestation se fait avec
on est dans le moment enfant
pas dans le moment lion

quand il regarde les quatre de l’Armée du Salut
en train d’écouter la musique rock et de battre le rythme
il a un demi sourire, presque imperceptible
il a gagné
en douceur
et son sourire est aussi celui du spectateur
le rire va avec l’émerveillement
magie de l’équilibre retrouvé
après la chute
à la fin on chante le jardin de Mon repos
pays des rêves et des ponts suspendus

affirmation de la réalité du désir
mais aucune sous estimation de ce qu’il y a
en face
la société est une horreur
agression stupidité indifférence mauvaise foi
le traitement de la violence fait penser à Beckett
ou encore à Jarry
la méchanceté est simple, pure, sans raison
elle dépasse toujours les raisons
ce n’est pas compliqué, c’est évident
c’est gros et c’est comme ça
là non plus pas besoin d’explications
psychologiques, sociologiques

en même temps vigueur et intelligence
précision du constat
on fait un tour rapide
ANPE, travail intérimaire
rôle des banques, la police
chaque institution déroule son discours
ses phrases préconçues
qui ne s’adressent à personne
ses mots vides
et proprement assassins

on les reconnaît, ces phrases
comme on reconnaît à chaque fois
ceux qui les prononcent
le commissaire on l’a déjà vu
son légalisme sadique
et la colère haineuse
du directeur de l’ANPE
et l’employée idiote qui a une tête de chien
et les poches sous les yeux de la responsable
dans la boîte d’intérimaires

mais au commencement du commencement
du commencement qui tient
du commencement qui peut continuer à commencer
il y a l’amour, inattendu
la rencontre, inespérée
qui fait sortir de l’absence
autre nom du passé
rêver une autre vie
laver, balayer, planter des pommes de terre
« _Tu fais beaucoup de choses maintenant.
_C’est parce que tu m’inspires. »
la maladresse des corps
_comment après le repas raté
ils s’assoient sur le canapé_
les rend d’autant plus présents
et d’abord, à eux-mêmes
les corps sont là
ils ne glissent pas
comme des images sur du papier glacé
on partage avec les deux héros
le sentiment de quelque chose d’inaugural
une alliance nouvelle
un départ ensemble dans la vie
et Irma, heureuse, les cheveux dénoués
d’une beauté que l’on n’avait pas vue
__on la voit pour la première fois_
accompagne l’échange du héros avec le gardien Attila
ce gros bébé qui voudrait être cynique
elle sourit un peu, les yeux vagues
« même pas peur », comme disent les enfants
« _Tu es insolent.
_N’est-ce pas. »

l’amour va avec la musique
rôle du juke-box
et la musique comme l’amour fait le lien
lie les éléments disparates de la ville et de la vie
les gens et les grues
les rails et les ciels
les containers et les nuages
et le lien c’est aussi la lumière
qui construit les couleurs
rouge, jaune, bleu, noir
l’amour et la musique et la lumière
font passer le passé vide, insignifiant, sans passé
rendent le temps vivant, présent

et si pendant le film on est tellement soulevé, porté
heureux
c’est sans doute que se glisse
dans cette histoire d’un homme sans passé
une notion possible de l’identité
et on voit littéralement à l’œuvre
comment, au lieu d’une idée lourde et plate
pesante, déjà cadavre
d’une menace qui hante l’Europe
mais aussi tout un chacun
l’identité est toujours en train de s’inventer
elle est faite de bribes et de morceaux, de hasards
un fil installé par ci, un légume épluché par là
un nuage aperçu dans le ciel, un air de musique qui passe
mais aussi de mots échangés et de silence
_ah, « restons assis en silence »
elle apparaît, l’identité, pour ce qu’elle est
quelque chose de très comique et de très sérieux
un perpétuel bricolage.

©Leslie Kaplan, mis en ligne le vendredi 24 août 2012

publié dans Trafic nr 80, hiver 2011, « 20 ans, 20 films »

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