Leslie Kaplan - Les outils
contre une civilisation du cliché - Sade à la télévision

Imaginez un instant un entretien à la télévision avec le Marquis de Sade.
Le vieux Sade, un peu gâteux, ou mal conseillé, aurait accepté.
Le présentateur aurait, pour l’occasion, porté une petite perruque poudrée sur la tête.
Alors, Monsieur le marquis, vous aimez toujours la sodomie ?
Sade, surpris.
Les derrières, c’est vraiment votre préférence, n’est-ce pas ?
Pouvez-vous nous préciser la partie du derrière que vous investissez le plus ? le trou ? la raie ? les fesses ?
Sade secoue la tête.
Quand est-ce que vous vous êtes rendu compte de ces préférences ?
Avez-vous eu peur ?
Vous n’avez sûrement pas eu peur de l’opinion d’autrui, quand on vous connait, quand on vous voit, on se rend bien compte que vous n’avez peur de personne, mais avez-vous eu peur de vous même ?
Mmmfff, émettrait Sade, l’air vaguement choqué.
Vous préférez les culs bien fermés, n’est-ce pas ? les pas trop usés ? les plus serrés, ahahaha ?
Sade, rétracté, un peu absent, ou pas habitué aux lumières du plateau, opine.
Et votre goût des glaces, des sorbets ?
J’ai été très frappé en vous lisant par votre gourmandise.
Sade sourit dans le lointain.
Vous aimez les sorbets un peu différents, un peu spéciaux, n’est-ce pas ? Les sorbets à la merde, au caca, vous dites que c’est eux que vous préférez ?
Vous pensez qu’il vaut mieux dire merde ou caca, d’ailleurs ?
Sade lève les sourcils.
Vous êtes toujours très exigeant sur les mots, très rigoureux, on voit que vous aimez la langue française, que vous l’appréciez vraiment, j’ai raison, n’est-ce pas ?
Sade hausse les épaules.
J’ai raison, je vois que vous pensez que j’ai raison.
Vous décrivez très bien votre plaisir en les mangeant, ces sorbets, vous gémissez de plaisir, c’est exact, non ?
Enfin, vous, votre héros...
Votre héros, on peut dire que c’est vous, n’est-ce pas ?
Mais vous avez oublié de nous donner la recette, ahhahah...
Mmmff, émet Sade.
Le spectateur attentif pourrait peut-être voir une petite bulle au-dessus de sa tête avec un point d’interrogation comme dans certaines bande-dessinées.
Alors, avançons, avançons, il y a beaucoup de matière, n’est-ce pas, ahhahah.
Dites-nous, vous aimez particulièrement les relations à plusieurs, les groupes ?
Les positions imbriquées, interactives ?
Vous faites appel aux gens les plus divers, ceux que vous connaissez, ceux que vous ne connaissez pas, des domestiques, des princes, vous aimez les mélanges, n’est-ce pas ?
Tout ça demande du travail, de l’organisation. Vous êtes quelqu’un de très organisé, n’est-ce pas ? ça se voit.
Il faut avoir tout de même un esprit très très organisé pour mettre au point tout ça, non ?
C’est un peu transgressif, bien sûr, mais on peut comprendre, on peut comprendre. Moi même...
Silence souriant.
Sade, étonné sans doute du silence, s’agite sur sa chaise.
Et votre goût pour le sang, les blessures, les déchirures, forcer, faire mal, vous pouvez nous en parler ?
Mmmfff, réponse de Sade.
Ceci dit, vous admettrez que tout ça exige du personnel, des moyens, n’est-ce pas ?
Avouez que ce sont seulement des privilégiés, des personnes assez fortunées, très fortunées même, qui peuvent avoir ce genre de loisirs ?
Vous ne le dites pas assez, vous ne le dites pas du tout, d’ailleurs. Pour que ce soit vraiment accessible à Monsieur tout le monde, Monsieur le marquis, il faudrait tout de même repenser les infrastructures, et là je vous fait une petite critique, vous n’avez pas pensé au côté populaire, tel que vous le présentez tout ça n’est pas encore suffisamment démocratique, mais peut-être ce n’est pas votre problème ?
Sade hoche la tête.
Pourtant il me semble que c’est important, essentiel même, à notre époque, on ne peut pas faire l’impasse là-dessus, n’est-ce pas ?
Enfin, tout ça c’est de l’amour, une voie d’accès vers l’amour.
Ah non, dit Sade, qui subitement a l’air de se réveiller, ah non.
C’est la nature, dit Sade.
L’amour, la nature, c’est pareil, dit le présentateur, en souriant mais avec un ton grave, l’amour, la nature, c’est la même chose, et c’est ça qui est beau.
Ah non, dit Sade, ah non.
La nature n’interdit rien, dit Sade. Ce sont les hommes qui interdisent. La nature, elle, n’interdit rien, répète Sade fermement.
Mais, ajoute Sade, pour citer une formule bien connue, tout ce qui est interdit est par définition, je dis bien par définition, possible.
Le présentateur reste un moment un peu flottant.
Il se ressaisit.
Bon, bon, bon, Monsieur le marquis, vous ne nous avez toujours pas dit comment tout ça vous était venu ?
Parlez nous de votre parcours, voulez-vous ?
Vous pouvez dater ?
La première fois ?
Vous aviez, on croit savoir, une très mauvaise relation avec votre mère ? D’ailleurs dans un de vos livres, la mère est cousue, n’est-ce pas ?
C’est l’expression d’un désir personnel ?
Et vos initiales, D.A.F., je me suis toujours demandé ? Pourquoi ces initiales ?
Le présentateur continue, il fait les questions et les réponses.
Sade, fatigué, ne dit plus rien.
Mmmfff...

©Leslie Kaplan, mis en ligne le dimanche 17 février 2013

extrait du livre Les Amants de Marie, P.O.L. 2002

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