Leslie Kaplan - Les outils
folie, langage et société - folie et création

Je voudrai vous parler de la folie et de la création.
Je vais d’abord vous lire un texte qui n’est pas de moi, la description d’un cas, si vous voulez, il s’agit d’un dénommé François.
… « Pour lui, la vie est totalement différente de ce qu’elle est pour les autres ; avant tout, l’argent, la Bourse, le marché des changes, une machine à écrire sont pour lui des choses totalement mystiques (et il est vrai qu’en réalité, elles le sont, c’est seulement pour nous autres qu’elles ne le sont pas), ce sont là pour lui les énigmes les plus étranges, qu’il n’approche absolument pas de la même façon que nous. On aurait tort de croire, par exemple, qu’il considère son travail de fonctionnaire comme l’exécution normale, habituelle, d’une charge. Pour lui, le bureau_ y compris le sien_ est quelque chose d’aussi énigmatique, d’aussi digne d’admiration que l’est une locomotive pour un petit enfant.
Il est incapable de comprendre la chose la plus simple qui soit. Etes vous déjà entré avec lui dans un bureau de poste ? Il faut le voir chercher en hochant la tête le guichet qui lui convienne le mieux, il faut le voir aller, sans comprendre le moins du monde le pourquoi et le comment de tout cela, d’un guichet à l’autre jusqu’à finir par aboutir au bon… Il faut l’avoir vu payer, prendre la monnaie, la recompter, découvrir qu’on lui a donné un euro de trop, le rendre à l’employée assise derrière le guichet. Puis il s’éloigne lentement, recomptant une fois encore et, arrivé en bas, à la dernière marche, il s’aperçoit qu’en fait l’euro qu’il a rendu lui appartenait. Et le voici donc, désemparé, qui se balance d’un pied sur l’autre, et se demande que faire. Retourner ? La chose est difficile, avec toute cette foule qui se presse là-haut. « Alors laisse tomber », lui dis-je. Mais il me regarde d’un air épouvanté. Comment cela, laisser tomber ? Ce n’est pas d’avoir perdu un euro qui le préoccupe, mais que ce n’est pas bien d’agir ainsi.
Comment peut-on laisser les choses en l’état ? L’affaire l’occupe longuement, il ne cesse d’en parler. Il est fort mécontent de moi. Et ce manège se répète chaque fois qu’il rencontre une mendiante_ sous des formes différentes. Une fois, il donna une pièce de deux euros à une mendiante et lui demanda de lui rendre un euro. Elle lui dit qu’elle n’avait pas la monnaie. Nous sommes donc restés plantés là deux bonnes minutes, à réfléchir à la conduite qu’il convenait d’adopter. Tout d’un coup, il se dit qu’il peut bien lui laisser les deux euros. Mais à peine a-t-il fait quelques pas qu’il se montre fort contrarié. Et c’est le même homme qui bien évidemment me donnerait d’enthousiasme et sur le champ vingt mille euros si je lui demandais. Mais si je lui demandais vingt mille et un euros et que cela nous obligeât à trouver un endroit où faire la monnaie, et que nous ne sachions pas où le faire, alors il se demanderait sérieusement comment résoudre le problème de cet euro qui ne devrait pas me revenir. Son attitude crispée vis à vis de l’argent est le même que vis à vis de la femme. Il en va de même pour sa peur du bureau. Il m’est arrivé une fois de lui télégraphier, téléphoner, écrire, de l’implorer au nom de Dieu de venir me rejoindre pour un jour. Je l’ai supplié à deux genoux. J’en avais très besoin alors. Il n’a pas dormi pendant des nuits, il s’est tourmenté, m’a écrit des lettres où il se mettait en pièces_ mais il n’est pas venu. Pourquoi ? Il n’a pas pu demander congé. Non, il n’a pas pu dire au directeur auquel il voue une admiration éperdue (sérieusement !) parce qu’il tape si vite à la machine_ il n’a pas pu lui dire qu’il voulait venir me voir. Et dire autre chose_ nouvelle lettre débordant d’épouvante_ comment cela ? Mentir ? Dire un mensonge au directeur ? Impossible. Si vous lui demandez pourquoi il aimait sa première fiancée, il répond : « Elle était tellement capable en affaires » et son visage se met à rayonner, illuminé par le respect qu’il lui voue.
Non, décidemment, le monde entier est et demeure une énigme pour lui. Un secret mystique. Une entreprise hors de sa portée, et à laquelle il voue, avec sa touchante naïveté, la plus haute estime parce que c’est le monde de ceux qui sont « capables en affaires »…Une personne qui tape vite à la machine, un type qui a quatre aventures en même temps, c’est pour lui tout aussi incompréhensible que l’euro au bureau de poste, l’euro laissé à la mendiante_ incompréhensible parce que c’est vivant. Mais François ne peut pas vivre. François n’a pas la capacité de vivre. François ne guérira jamais. François mourra bientôt ».
Maintenant je vais vous faire un aveu : j’ai un tout petit peu truqué. J’ai utilisé le mot « euro », dans le texte d’origine, il s’agit de « couronnes », et j’ai modifié le prénom du héros de l’histoire.
C’est la description de Franz Kafka par Milena Jesenska.
Et je vous invite à réfléchir à ce paradoxe, un écrivain qui est le plus inventif, le plus prophétique, dont le nom circule sous forme d’adjectif, « kafkaïen », et cet écrivain est aux prises avec des contraintes intérieures les plus terrifiantes, les plus folles.
Un écrivain qui a pu regarder la réalité de la façon la plus originale, la plus indépendante, la plus détachée, la plus libre, qui a pu se décoller de cette réalité au point d’inventer des mondes et des mondes, et qui a eu tellement de mal à vivre dans la société réelle.
La description de Milena Jesenska est minutieuse, détaillée, évocatrice. On voit l’homme se débattre avec ses chaines, on le voit vraiment.
Mais nous qui avons lu les livres de Kafka, nous voyons en même temps autre chose.
Nous nous rappelons les couloirs sans fin des bureaux, des administrations du Procès, le Château là haut inaccessible au village en bas, le voyage comique et terrifiant dans le pays de tous les rêves, L’Amérique, l’employé qui se réveille un matin métamorphosé en une gigantesque vermine, la chanteuse qui se demande si elle chante parce qu’elle cherche la beauté ou bien seulement parce qu’elle ne sait rien faire d’autre… nous avons tout ça en tête, et nous le voyons aussi, cet homme, faire littéralement ce qu’il a lui-même nommé un « saut », un « bond », nous le voyons « sauter en dehors de la rangée des assassins ».
Je vous lis un morceau du Journal, en date du 27 janvier 1922 : « étrange, mystérieuse consolation donnée par la littérature, dangereuse peut-être, peut-être libératrice : bond hors du rang des meurtriers, acte-observation. Acte-observation, parce qu’une observation d’une espèce plus haute est créée, plus haute mais non plus aiguë, et plus elle s’élève, plus elle devient inaccessible au « rang », plus elle est indépendante, plus elle obéit aux lois propres de son mouvement, plus son chemin est imprévisible et joyeux, plus il monte. »
Alors deux questions : qu’est–ce que ça veut dire, un comportement « normal », est-ce que dans une société « normalisée » Franz Kafka aurait sa place ?
Et : est-ce que la dimension du politique n’est pas de créer des conditions pour que chacun puisse, au milieu des autres, à égalité, inventer son propre chemin de libération.

©Leslie Kaplan, mis en ligne le jeudi 13 juin 2013

lu aux Assises citoyennes pour l’hospitalité en psychiatrie et dans le médico-social, tenues à Villejuif le 31 mai et le 1er juin 2013

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