Quel est le rapport entre l’expérience de l’usine, ce lieu « fou », et mon expérience d’écrivain ?
L’expérience de l’usine a été une expérience radicale : elle a mis tout en perspective, et d’abord (quoiqu’à mon insu) le langage, la chose la plus commune, ce que les hommes et les femmes ont, en premier lieu, en commun. Je veux dire que TOUT pouvait, devait, se penser autrement, les mots pour dire les choses les plus ordinaires semblaient à côté. On travaille, vraiment ? On mange, vraiment ? On vit, vraiment ? Pour dire il fallait, c’était une nécessité, inventer.
On peut faire un discours, mais ça ne rend compte de rien_ sauf de la capacité à faire un discours.
Quand j’ai voulu écrire cette expérience je cherchais à rendre compte de la sensation : à la fois le dehors, et ce qu’on avait dans la tête, à l’opposé du naturalisme, du déterminisme, où les choses, et les êtres, sont soi-disant à leur place, correspondent à leur définition. C’est seulement dans l’après coup que j’ai perçu combien « l’usine », et le monde « sous le ciel de l’usine », remettait tout en cause, contaminait tout, et, comment ne pas le reconnaître, pouvait vider l’expérience, en faire quelque chose de vide. On ôtait même leur expérience aux hommes. Prenons le mot cadence, j’y pense à cause d’un article lu récemment sur le travail dans les usines en Chine. Qu’est ce que ça veut dire : il faut suivre la cadence. Suivre la cadence ne dit rien ou presque. Devenir la cadence serait peut-être plus juste. On peut aussi parler des cadences infernales. A bas les cadences infernales, mot d’ordre de mai 68. Cette question : l’aliénation de l’expérience, comment l’expérience réelle est rendue irréelle, comment le langage devient faux, mensonger, cette question appartient à tout le monde, et c’est pourquoi une vision naturaliste, où la parole est ramenée à une origine sociale, psychologique etc, ne m’a jamais convenu.
Cette question se poursuit pour moi jusqu’aujourd’hui, sous différentes formes bien sûr, roman, théâtre, poésie, essai. Mais la question de « l’usine » me paraît toujours liée à la fois à une recherche sur le langage, et à une recherche sur la folie. Est-ce qu’on parle, pense, écrit, comme à l’usine ou autrement ? Est-ce qu’une phrase est ouverte ou fermée ? Est ce que nous habitons le langage en consommateur aliéné ou en homme/femme libre ? Est-ce que nous parlons entre nous comme à l’usine ? Est-ce que nous enchaînons nos phrases sans penser comme en faisant des pièces fabriquées ? Est-ce que nous fabriquons des phrases comme des produits du marché ? Est-ce nous parlons à quelqu’un ou à personne ? Est-ce que nous voulons assommer l’autre avec des phrases ? Est-ce que nous voulons avoir le dernier mot ? Est-ce que nous sommes présents ou absents à nous mêmes ?
Et quand on parle de « folie », de quoi parle–t-on ? Un lieu, une situation, un comportement « fous » ? Est-ce que c’est la langue qui est folle, devenue folle ? Comment, par quelles formes, résister aux tentatives actuelles de trivialisation, du règne de l’anecdote, du cliché vide et agressif, voire meurtrier, qui sont des façons actuelles de « l’opium du peuple » ?
Comme le savent ceux qui ont vécu l’occupation d’un lieu de travail : l’événement le plus important est toujours la réappropriation de l’expérience, et de la dignité et du plaisir qui vont avec. L’action collective met en mouvement toutes les catégories, les fait en quelque sorte sortir d’elles-mêmes, ouvriers, employés, précaires, et l’unité se crée autour de l’action, de l’activité, de la pensée et du plaisir de penser. Se rappeler ce que dit Serge Daney sur Lubitsch et le nazisme : la vraie réponse à la terreur n’est pas la vertu mais le non renoncement au plaisir… Voir aussi les analyses de Jacques Rancière sur « la nuit des prolétaires » au 19 ème siècle. Le plus difficile, et le plus important, me semble de vivre sans se laisser imposer un rythme qui n’est pas le sien, de vivre, et de trouver des formes qui transmettent ce qu’on a pu comprendre, à un moment donné, par cette résistance, parce que ces formes transmettent comment on a pu faire exister un possible, une autre vie possible.