Leslie Kaplan - Les outils
jouer - Un homme libre, qu’est-ce que c’est

Un homme libre, qu’est-ce que c’est ?

c’est l’instituteur d’Imre Kertész emmené dans un convoi pour Auschwitz qui garde la portion de nourriture de l’adolescent évanoui à côté de lui et qui lui rend quand il se réveille, alors qu’il aurait pu, naturellement, la manger ;

c’est Fritz Lang qui part pour Paris le 20 juillet 1933 en sortant du bureau de Goebbels qui vient de lui offrir la direction du cinéma allemand ;

c’est Simone Weil qui malgré tout ce que la bonne société française lui renvoie d’injures et de calomnies fait voter la loi sur l’avortement ;

c’est un paysan du Chambon-sur-Lignon, il y en a eu beaucoup, qui a caché un enfant juif pendant la guerre sans même se poser la question ;

c’est Miguel Angel Estrella enfermé dans la prison de Liberta en Uruguay à qui un tortionnaire vient dire, Je vais te casser les doigts, et qui lui répond : Comme vous le savez, je suis pianiste, si vous faites cela, vous me supprimez ma raison de vivre, et je serai très triste pour vous ;

c’est une femme déportée dans un camp d’extermination qui tous les jours se lève et va se laver dans l’eau glaciale ;

c’est Sigmund Freud qui découvre l’Inconscient et qui dit, Ils ne le savent pas mais nous leur apportons la peste ;

c’est un ouvrier préposé à la chaufferie à qui son chef demande d’augmenter le rythme et qui refuse, s’en va, et ne remet plus jamais les pieds dans une usine ;

c’est Che Guevara, la jambe mitraillée, qu’un officier vient chercher pour le tuer et qui se met debout en disant, Tu vas voir comment meurt un homme libre ;

c’est un homme qui a passé sa vie en prison en subissant le pire et qui sort avec un visage ouvert, radieux. Nelson Mandela.

c’est une femme qui a toujours pensé qu’elle était l’égale de l’homme ;

c’est Bartleby le copiste de Melville qui un jour arrête tout en disant, I prefer not to, Je préfère ne pas. Quand on finit par le mettre en prison et que son ancien patron vient le consoler, Regarde le ciel bleu, regarde l’herbe verte, il répond seulement, I know where I am, Je sais où je suis.

c’est Gisela Pankow qui reçoit chez elle pour la première fois le frère d’un patient schizophrène qu’elle a suivi, qui a l’intuition brutale que cet homme vient pour la tuer, et qui lui dit, Mais qu’est-ce que vous ferez de mon cadavre ?

c’est Françoise Dolto à qui une patiente téléphone en lui disant qu’elle va se suicider et qui après l’avoir écoutée raccroche en disant, Je vous garde toute mon estime ;

c’est Baruch Spinoza qui n’a jamais été découragé, qui ne s’est jamais arrêté de penser, malgré les persécutions et l’excommunication de sa communauté ;

c’est Yéhuda Lerner qui à dix-sept ans déguisé en tailleur et armé d’une hache organise avec d’autres la révolte du camp de Sobibor où tous les nazis sont tués ;

c’est Franz Kafka qui n’a jamais réussi à se marier mais qui peut, en imaginant la Statue de la Liberté, voir, à la place de la torche, un glaive ;

c’est un homme qui dit, alors qu’il est enfermé à Dachau, “La nuit était belle”. Robert Antelme.

c’est Katow qui donne son cyanure à son voisin qu’il entend pleurer alors qu’ils attendent avec des dizaines d’autres prisonniers d’être jetés vivants dans les chaudières bouillantes des locomotives de Tchang-Kai-Tchek ;

c’est une vieille dame à qui deux jeunes gens viennent de prendre tous ses bijoux et qui dit, Peut-être ils ne savent faire que ça ;

c’est chacune des mères de la place de Mai à Buenos Aires ;

c’est John Cassavetes qui a mis, combien d’années, pour faire avec sa famille et ses amis, Faces ;

c’est David Rousset qui écrit dans L’univers concentrationnaire : “Les hommes raisonnables ne savent pas que tout est possible” ;

c’est une femme qui n’a peur de rien, de rien, de rien, qui n’est intimidée ni par Nietzsche, ni par Rilke, ni par Freud, et qui aime par dessus tout la rencontre, avec Nietzsche, avec Rilke, avec Freud. Lou Andreas Salomé.

c’est James Baldwin, noir, homosexuel, qui s’exile de New-York où il ne peut pas vivre et qui dit, I want to be an honest man and a good writer, Je veux être un homme honnête et un bon écrivain ;

c’est Paul Cézanne tout seul qui veut donner “la vérité en peinture” et qui la peint ;

c’est Charles Chaplin qui dans chacun de ses gags va à l’encontre de la réalité opprimante, l’usine, la prison, la misère, et par-dessus tout, la bêtise, la bêtise, la bêtise ;

c’est Hannah Arendt qui écrit Eichmann à Jérusalem et qui montre que la banalité du mal ce n’est pas que le mal est banal mais qu’il peut être le fait de personnes complètement banales ;

c’est un homme qui au plus fort de la guerre enragée contre l’intégration dit, I have a dream, Je fais un rêve. Martin Luther King ;

c’est le prince Egmont qui s’oppose sans hésiter à la tyrannie du roi d’Espagne.

©Leslie Kaplan, mis en ligne le samedi 26 mai 2012

texte écrit pour Marcial Di Fonso Bo, récitant pour Egmont, de Beethoven, à Lausanne en 2005

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