Un homme debout sur le trottoir d’une grande ville, la nuit. Circulation, brouhaha, stries de lumière, le noir aussi est lumineux, bribes de couleurs, lignes et taches, tout bouge, tout est fluide. Les yeux grands ouverts, l’homme se tient le ventre, une blessure saigne, un trou, l’homme a l’air de regarder à l’intérieur de lui-même les morceaux de sa vie éclatée. C’est la fin du Meurtre d’un Bookmaker Chinois , de John Cassavetes.
Comment en est-on arrivé là ? Cosmo Vitelli, un brave type, un innocent, est embarqué malgré lui dans un meurtre : le jour même où il devient propriétaire de son cabaret et où il fête l’événement avec ses “filles”, il perd une somme énorme au jeu et des truands de la maffia lui mettent un marché en main : payer tout de suite, il ne peut pas, ou tuer un vieillard qui les gêne.
D’emblée un paradoxe : un film sur un meurtre porté par un homme qui n’a aucune envie de tuer, qui n’est même en rien concerné par le crime. Mais est-ce un paradoxe ? On pourrait dire : Cassavetes a filmé un meurtre en l’opposant de la façon la plus forte à son propre résultat : le cadavre. Il a tenu à filmer du seul point de vue de l’acte. Cosmo Vitelli, et le spectateur, se débattent avec l’irruption d’un acte-limite dans la vie, le cadavre en tant que tel ne les intéresse pas.
Ce n’est pas une façon habituelle d’envisager un meurtre, qui est plutôt d’entraîner le spectateur dans une participation fascinée au crime, où le spectateur comme le personnage colle à la chose morte, où il est enfermé à l’intérieur de l’horreur, où il ne peut réagir, penser, éprouver que par une répétition, une réponse en miroir, où il est pris par le cadavre.
Cassavetes suscite une autre émotion. Proche de celle suscitée par un auteur qui lui aussi a traité d’un crime sans se placer du point de vue du cadavre : Dostoïevski, dans Crime et Châtiment, livre dont on sait par ailleurs que Cassavetes a dit un jour que c’était la seule comédie musicale qu’il aimerait tourner. Pourtant le meurtre dont il est question dans le Bookmaker est bien le pire, le véritable : un écrasement. Quand Cosmo Vitelli le tue, le vieux chinois est en train de jouer dans l’eau avec une jeune femme. Un corps fripé et nu, de l’eau qui clapote avec des petits bruits et qu’on se jette du plat de la main, de la paume, on pense bien sûr à un enfant, et flotte dans cette scène, en même temps que la buée et le regard du vieillard qui ne voit rien, l’idée qu’un meurtre est toujours, en un sens, le meurtre d’un enfant. Dostoïevski a souvent évoqué cela : lorsque Raskolnikov tue la vieille usurière “au nom de l’idée”, il est entraîné par les circonstances à tuer aussi sa soeur, qui est comme son double débile, enfantin. Mais plus : avant de se décider au crime, Raskolnikov fait un rêve où il se revoit avec son père témoin d’une scène de cruauté : le propriétaire d’un cheval veut l’obliger à tirer sur une charrette trop lourde, et devant la résistance de l’animal il le fouette à mort. Cette scène rêvée est très forte : l’indifférence du père accentue, cadre, en quelque sorte la position d’étonnement révolté de l’enfant, et c’est cette position, où en même temps l’enfant s’identifie au cheval, qui devient celle du lecteur : comment une chose pareille est-elle possible ?
La façon dont Cassavetes traite le Mal est aussi délibérément non-psychologique, fondée sur l’interrogation. Les truands sont des figures abstraites, elles sont reconnaissables, elles viennent de loin, mais elles restent étranges, énigmatiques. Une laideur massive, fonctionnelle, une absence inquiétante, une jovialité exhibée, de surface, pour mieux souligner qu’on ne demande rien à l’autre : seulement ce qu’il doit, et qui a été fixé d’une façon arbitraire, unilatérale, et c’est cela qu’il doit accepter. Ce sont des pures figures de l’envie. L’envie vise l’être de l’autre, elle est comme une origine du Mal, ni une cause, ni une raison, mais un point de bascule. L’envie est très présente dans l’oeuvre de Dostoïevski, elle est souvent liée à une situation incestueuse, à une différence marquée de génération. “Est-ce que je l’envie ?” s’écrie “l’homme du sous-sol” avant de trahir la confiance de la jeune femme qui a fait appel à lui, et d’accomplir ainsi ce qu’il sait lui-même être une forme de meurtre. Parce qu’il est hors psychologie, Cassavetes ne propose pas un jeu d’identification avec les tueurs. Ils passent, ils sont des silhouettes du possible.
Faire ressentir que “tout est possible”, cette formulation déjà dostoïevskienne de l’éclatement contemporain, est un des pôles de l’art de Cassavetes, mais l’infinité du possible va toujours de pair avec “tout autre chose” comme le dit “l’homme du sous-sol”, avec un désir très fort qui le limite, la recherche passionnée d’une butée qui ferait que “toutes les idées, tous les comportements sont possibles” ne devienne pas “tous les comportements sont équivalents et vains”. On peut tout penser, on peut tout dire, enthousiasme et joie de cette force, et tout de suite, angoisse, menace de se retrouver chacun enfermé dans une solitude absolue, c’est-à-dire : fou. L’émotion vient de cette contradiction exposée, ressentie, et renouvelée, explorée, reprise, toujours maintenue. Dans un film de Cassavetes comme dans un livre de Dostoïevski le spectateur, le lecteur est en quelque sorte tiré des deux côtés de la contradiction, il est tourné, retourné, pris et ouvert par elle - mais elle ne l’aplatit jamais par son poids, elle le porte au contraire comme la vie même, elle le porte en le débordant, comme le champagne dans les coupes du début du Bookmaker Chinois, ou comme les corps fabuleux des “filles” de Cosmo.
Les personnages de Cassavetes, comme ceux de Dostoïevski, vivent cette contradiction jusqu’au bout, ils sont “excessifs”, ils parlent tout le temps, ils explorent par la parole toutes les possibilités, amoureux ou ivres, heureux, désespérés ou inquiets, il ont les comportements les plus extrêmes, et en même temps il sont conscients, même à leur insu, qu’une certaine limite, si elle est dépassée, peut les renvoyer à la “vraie” folie, à une parole qui tourne à vide. Quelque chose plane qui peut à tout moment ruiner la parole. Cela peut être le meurtre. Le meurtre isole, radicalement.
Raskolnikov en fait l’expérience, quand il a le pressentiment qu’il pourrait ne plus jamais parler à personne. Cosmo aussi, quand, meurtrier et blessé, il va voir la mère de son amie noire, il lui parle de n’importe quoi - en fait : de son père -, et elle le renvoie, elle ne veut pas l’écouter. Quand l’impossible est accompli, on ne peut que parler “autour”. “Il n’y a plus de rapport”, comme dit Eliot, “there isn’t any joint”.
I knew a man once did a girl in ...
He didn’t know if he was alive
and the girl was dead
He didn’t know if the girl was alive
and he was dead
He didn’t know if they both were alive
or both were dead
There wasn’t any joint ...
For when you’re alone like he was alone ...
Une situation-limite, un meurtre, rend sensible, en creux, ce qui empêche la parole de tourner à vide : la présence d’un autre toujours déjà-là, le fait que toute parole est adressée.
Cet autre peut prendre une variété de figures, il est souvent persécuteur, il se retourne en auto-accusation, peur du rejet, mais il est là comme ce qui est le plus nécessaire, le plus voulu, la peau même de la vie sans laquelle elle n’est qu’une bouillie informe, un vieux chiffon - “a walking shadow”. L’oeuvre de Dostoïevski se déploie autour de cela : aller jusqu’au bout de la parole, explorer comment toute parole est déjà parlée, traversée par une autre, d’autres paroles auxquelles elle s’adresse, mais cette présence déjà là et pourtant recherchée d’un autre est aussi bien ce qui déséquilibre et rétablit, sauve, perpétuellement les personnages de Cassavetes. Les catégories psychologiques peuvent leur êtres appliquées, bien sûr, hystérie, schizophrénie des personnages incarnés par Gena Rowlands, ou par les “husbands”. Mais ces catégories restent en deçà. De même si “l’homme du sous-sol” commence sa “confession” en disant “je suis un homme malade ... je suis un homme méchant”, c’est pour se moquer de l’idée psychologique, voire psychiatrique de “maladie” - s’il est malade c’est comme homme vivant, parlant.
Pour Cassavetes comme pour Dostoïevski, au delà des catégories explicatives et même contre elles, il s’agit d’une façon de se placer dans le monde, de cadrer le réel, d’une poétique au sens fort, d’un style. Pour eux la perception aïgue de l’éclatement contemporain va de pair avec la recherche passionnée d’un point d’appui, d’une réponse active à cet éclatement, et cette réponse est liée à l’exploration de la parole, de ses possibilités, de ses limites.
Fin de Pierrot le Fou, autre éclatement. Un homme sur une île déserte. Il se peint le visage en bleu, s’entoure la tête de bâtons de dynamite jaune et se fait exploser devant la mer en s’injuriant, en s’injuriant aussi de se faire exploser. On quitte les nuages de fumée et sur le bleu du ciel et de la mer deux voix alternées disent les vers, Elle est retrouvée/ - Quoi ? - L’Eternité./ - C’est la mer allée/ Avec le soleil. Fin rimbaldienne déchirée sur fond de parole arrêtée, trahie. Mais elle n’est peut–être pas tellement différente de l’esprit de Cassavetes et de Dostoïevski, le tragique y est saisi par Godard dans un mouvement si léger, sans aucune amertume, et c’est bien l’autre - soi-même, qui a failli et qui a cassé la parole, qui est “retrouvé” dans le dialogue croisé de l’homme et de la femme.
Dostoïevski, Cassavetes proposent au lecteur, au spectateur un récit non pas linéaire, mais étalé dans tous les sens, une narration ouverte, inachevée, suspendue. C’est-à-dire, ils mettent en acte d’abord pour eux-mêmes comme auteurs la recherche d’une parole “déjà là”, déjà adressée. L’auteur, comme Bakhtine le dit de Dostoïevski, ne garde par devers lui aucun “excédent interprétatif”, il n’est pas omniscient, il n’a pas la maîtrise de la narration.
Qu’est-ce à dire ? C’est une position difficile à concevoir de la part d’un écrivain ou d’un metteur en scène. Mais l’auteur maintient que “tous les personnages savent tout les uns des autres” comme dit encore Bakhtine, il se met lui-même devant ce fait, et ce “tout le monde sait tout” fait que ce n’est jamais le savoir qui est l’enjeu. Il s’agit, après avoir en quelque sorte posé toutes les données, là, sur la table, de se demander : et alors ? qu’est-ce qu’on va faire ?
Cosmo Vitelli, le meurtrier qui n’a aucune envie de tuer. Pas plus que Cassavetes raconté par Ben Gazzara, dans le moment crucial du tournage où il doit justement filmer le meurtre, hésitant jusqu’à la fin, “Ben, est-ce qu’on doit vraiment le faire ?”, tout le monde attend, “puis il s’est levé est s’est écrié, ‘Bon, allons-y et tuons-le’”. Cosmo sort pour tuer le vieux chinois, et qu’est-ce qu’on voit ? Un homme en voiture, une ville, la nuit. L’homme s’arrête, il achète des hamburgers, ce sera pour les chiens de garde, il dialogue avec la serveuse, elle est déprimée, elle vient de perdre sa mère. Il s’arrête de nouveau, il entre dans une cabine téléphonique, il parle longtemps au barman de son cabaret, il contrôle, essaie de contrôler, de loin, le show. Et à l’intérieur de cette dispersion, de cette réticence, de ces éclats : une tension incroyable, c’est la tension de la vie même, présence-absence de la mort, refusée et pourtant on y va. Le cadavre est là-bas, on sait bien qu’il y en aura un, mais en attendant, seul compte, quoi ? Tout, tout ce qui se passe, la ville, les voitures, un snack-bar, aperçu d’une vie de femme, la viande hachée et les sacs en papier, et le cabaret, l’amour de Cosmo Vitelli. Cosmo Vitelli, monde et vie.
Les personnages de Cassavetes sont “des hommes du seuil”, comme les héros dostoïevskiens (formule de Bakhtine). Ils sont toujours “sur le point de”, jamais figés dans un caractère, une catégorie définie. “Ni un ‘lui’, ni un ‘moi’, mais un ‘tu’” : le spectateur est avec le personnage, parce que le narrateur ne le chosifie pas, mais le considère, étonné - et reste devant lui, étonné.
Ce n’est pas seulement une question “technique” d’improvisation, ou de confiance dans les acteurs. Mais une confiance dans le possible, dans l’énergie du possible, oser le laisser courir, le suivre, et l’entendre, quand il se retourne, s’épuise, bute.
Peter Brook : “la seule justification de la présence d’un acteur, c’est d’exprimer cette liqueur rare : ce qui n’est ni ceci ni cela”. Ou, Bakhtine : “la vérité est toujours entre” : entre deux paroles, dans l’adresse de l’une à l’autre. Laisser venir une parole, et une autre, son contraire - le fameux dialogue de Dostoïevski “avec les lobes de son cerveau”, comme le dit Malraux -, donner ces paroles multiples au lecteur comme on se les donne à soi-même, suivre attentivement chacune d’elles jusque dans ses moindres conséquences, les opposer, les peser, et les suivre ---
A la fin du film, Cosmo Vitelli, blessé, retourne dans son cabaret et se retrouve en plein psychodrame au milieu d’une scène entre les “filles” et Mr. Sophistication. Plaintes, accusations, tout le monde parle dans tous les sens, les corps, les maquillages s’étalent, l’espace de la cabine d’essayage est trop étroit, cette vie qui déborde toujours, elle est drôle, touchante et absurde, rivalité terrible de Mr. Sophistication et des filles, Cosmo les calme un peu, tout repart, il sort, c’est la dernière séance dans la nuit, devant le cabaret.
Cosmo qui se débat avec la maffia est bien sûr une image de l’artiste indépendant en lutte pour sa survie contre le système. Mais il n’y a, pas plus que chez Dostoïevski, aucune approche romantique. Le héros fait partie du monde dans lequel il se débat, il n’est pas une entité distincte, fermée, solitaire et complaisante, un individu opposé à un monde lui aussi pris comme une entité fermée, indépendante de lui. Ici tout s’interpénêtre, rien n’est donné à l’avance, Cosmo est dans le monde comme le monde est dans lui. Rien n’est figé, mort. La forme même du film, le style de Cassavetes suggère que s’il faut en effet “tenir compte” de la mort et que c’est “la chose la plus difficile” (Hegel), c’est de la façon dont est rendu présent dans le film le meurtre du vieux chinois : comme une limite, pas vue, pas à voir, contre laquelle la vie rebondit, qui donne à la vie son sens, mais seulement si elle est maintenue distincte et séparée de la vie. Au contraire, le mélange de la vie et de la mort est ce qui menace le plus l’art, comme ce qui menace le plus la parole est d’enfermer l’autre dans des catégories, de le figer, le chosifier - de le tuer -, au lieu de reconnaître qu’on s’adresse, toujours, déjà, à lui.
Nous baignons dans ce mélange, dans ces récits qui font appel au pathos et au connu réconfortant, images et récits où l’autre est effacé et auxquels, sans paranoïa excessive, on peut attribuer, par simple constat, le rôle de maintenir le public, consentant, dans l’état comateux de mort-vivant, requis, de façon générale, par le système. On peut d’ailleurs se demander pourquoi la position d’un homme comme Cassavetes a eu si peu d’écho, non pas même auprès d’un “public” assommé, gavé, mais auprès des gens “chargés” de la “culture” ? Réponse possible : si le morbide et le pathos peuvent être “dénoncés”, c’est la plupart du temps avec une attitude de clerc, au nom d’une “culture” morte, à l’encontre de la conception cassavetienne, ou dostoïevskienne, de l’art comme “vie vivante”.
Face à la question toujours fondamentale “Qui est l’ennemi ?”, Cassavetes refuse de se placer sur le terrain de l’adversaire, il ne lui donne pas, à l’ennemi, un visage si défini, il ne cherche pas une réponse simple, fermée. Ce serait alors la réponse de l’ennemi même, calquée sur lui, produite par lui, sous son emprise : coup de poing et confusion, arrêt de la pensée. On a vu récemment à la télévision les images du lynchage de quelques petits voleurs dans le nord du Brésil, bien sûr pour la “bonne cause”, pour “dénoncer” de telles pratiques. Combien est différente l’attitude de Fritz Lang dans Fury (1936) qui montre, quoi ? le film sur les lyncheurs montré aux lyncheurs, comme pièce à conviction dans leur propre procès, film d’un lynchage où on ne voit pas - pas plus que chez Cassavetes - le cadavre, puisque le héros à réussi à s’évader. “Qui est l’ennemi ?” Cassavetes, comme Dostoïevski, ne le traque pas, ne le désigne pas comme tel ou tel, mais comme une méthode, une façon d’appréhender les choses, une conception du monde toujours renaissante. Comme, avec d’autres mots, Berthot Brecht, quant il oppose “la forme épique” à la “forme dramatique”, et “l’intérêt passionnée pour le déroulement” à ce qui lui paraît mortifère : “l’intérêt passionné pour le dénouement” - pour l’anticipation d’une fin déterminée, close, à l’intérieur même du développement de l’oeuvre.
Cassavetes, Dostoïevski, ouvrent au spectateur, au lecteur, un territoire où chacun est libre devant l’oeuvre, ni collé, ni fasciné, mais responsable, ils prennent au sérieux l’idée que c’est aussi le spectateur, le lecteur, qui font l’oeuvre.
Et s’il y a une métaphore dans l’histoire du Meurtre du Bookmaker Chinois, c’est peut-être celle-là : le risque le plus grand que peut courir un artiste est de produire un cadavre.