Leslie Kaplan - Les outils

Muriel. La ville de Boulogne, le port, la reconstruction. La France gaulliste, la sensation précise, physique, de cette France. Ce qu’on voit, ce qu’on connaît, les façades des immeubles, normales, les bistrots, habituels, les repas, arrosés, tout est inquiétant. Fissures, irruptions, retournements. Gros plans abrupts, ton coupant, phrases sans transitions. Une musique aérienne, une voix comme venue d’ailleurs, ou venue du fin fond de la folie. Tout d’un coup, au milieu de la ville, des terrains vagues. Au loin la mer et la plage, le vent. Une baleine échouée, un monstre. Qu’est devenu Alphonse, son amour de jeunesse, qu’Hélène a invité, que peut devenir Bernard, son beau-fils, revenu de la guerre d’Algérie.

Sous le décor reconstruit, dans les meubles bourgeois, le passé affleure, il est violent, le tortionnaire en chef qui a organisé en Algérie le meurtre d’une femme, “Muriel”, se promène sans état d’âme dans la ville, les traces des bombardements de la Seconde guerre mondiale sont aussi faciles à voir que l’imposture d’Alphonse, son baratin et ses bobards, mais pour voir il faut vouloir, ne pas se détourner, ne pas tout tourner en dérision, “le cuisinier est revenu de déportation, s’il n’était pas revenu on aurait perdu la recette”, blague Claudie l’amie d’Hélène. Claudie prête de l’argent à Hélène mais elle a une hypothèque sur son appartement. Paul de Smock, bien sûr comme smoke, fumée, fait des affaires dans l’immobilier, il accompagne Hélène tous les soirs au casino où tous les soirs elle perd, et raconte l’histoire d’un immeuble dont il s’occupe, cet immeuble est parfait jusqu’au dernier bouton de porte, mais, voilà, il glisse. Non dits, secrets, mensonges, crimes cachés...

La voix de Delphine Seyrig, posée, décalée, profonde et fausse, on la voit, c’est sa façade à elle, belle et bourgeoise, claire et misérable. Malaise, malaise. Tous les mots portent, “Reprenez du gâteau, je ne supporte pas les restes”, malaise. “Le fils du voisin est revenu de la guerre, ça l’a transformé”, malaise. Ces phrases ne sont pas moins inquiétantes que celles du vrai fou qui passe et auquel personne ne fait attention, “Dites, vous qui êtes bien placé vous ne pourriez pas me trouver un mari ? pour ma chèvre ?”

Les couleurs sont vives comme si on avait repeint, et le passé où est-il, dans les meubles entassés dans l’appartement d’Hélène et vendus, dans les images de soldats en Algérie en train de cuisiner ou de discuter avec la “population”, dans le souvenir précis, imprécis, de la guerre mondiale, dans la mémoire sans mémoire de tous les traumas, nuit et brouillard ?

Redoublement d’une guerre à l’autre, guerre mondiale, guerre coloniale, l’esprit fasciste qui cohabite avec l’esprit bourgeois. Redoublement et effacement. “Muriel il ne faut pas la déranger”. Dans l’appartement bourré de choses où il n’y a plus personne une femme cherche un homme qui s’est enfui.

©Leslie Kaplan, mis en ligne le lundi 20 janvier 2014

extraits de Mon Amérique commence en Pologne (POL)

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