Simon me faisait rire, pas toujours exprès. En fait je lui trouvais des ressemblances avec Chaplin. Sans doute Simon ressemblait réellement un peu à Chaplin, ses traits fins, son humour, son élégance dans les situations les plus saugrenues, mais surtout l’art de Chaplin me faisait penser au travail du psychanalyste, au mieux de sa forme bien sûr, les personnages des films me paraissaient des figurations possibles de son activité, et comme j’étais décidément très amoureuse, cette comparaison m’enchantait.
A la fin des Temps Modernes , il y a une scène où Chaplin, embauché comme garçon dans une brasserie, doit faire un numéro et chanter mais il a perdu la manchette où il avait inscrit son texte : il improvise une chanson dans une langue inventée mais parfaitement compréhensible, on a l’impression qu’il danse sur les mots, avec d’autres mots derrière ou dessous, il s’amuse avec ce langage inventé comme avec un jouet, et en même temps il fait entendre tout ce qu’il veut faire entendre, et la jubilation, la sienne, la notre, vient de là, de ce jeu avec les mots, où tout se comprend alors que tout est inventé, ce n’est pas seulement un jeu de mots, c’est un jeu avec le langage en tant que tel, c’est d’ailleurs une histoire d’amour et de sexe et d’argent, gestes suggestifs, forme des seins, transgression, tape sur les doigts, et baisers, et rigolade, et les paroles baragouinées rappellent, évoquent, font allusion, bribes et morceaux, sonorités et sens, un vrai mot par ci par là, on a l’impression de voir le langage comme un objet, les mots sont des choses que l’on peut manipuler, accompagner avec les mains, dessiner dans l’espace, des boites magiques à plusieurs fonds, à plusieurs épaisseurs, et transparentes, on passe à travers, on saisit tous les sens là où il n’y en a aucun, et on est avec le danseur sur sa corde, en équilibre, sur plusieurs terrains à la fois, les mots qui sont dits et les mots qui sont dessous, les mots que l’on ne sait pas dire ou que l’on ne peut pas dire, ou que l’on a oubliés, ou que l’on a perdus, et ceux qui viennent à la place et qui ne sont pas vrais mais qui ne sont pas faux non plus puisque c’est par eux qu’on arrive à entendre les autres.
Ou encore au début du Dictateur , Chaplin pilote un avion qui se retourne, il vole à l’envers, tête en bas, il défie les lois de la gravitation. Mais en vérité dans tous ses films il fait ça, défier les lois de la gravitation et de la gravité, défier la réalité, les conventions sociales, les règles de la boxe, la chaîne de l’usine, le rôle de la prison, le sens de la délinquance, l’usine fondement de la société devient prétexte à danser, à un ballet, la prison on y va pour manger et dormir tranquille, et on mange à la cantine de la prison le petit doigt en l’air, en prince, d’ailleurs la réalité est aussi évanescente et légère que des bulles de champagne, en haut de l’échelle un jour, en bas le jour suivant, millionnaire ou clochard, la réalité des positions sociales ne tient pas à grand chose, et du coup, le personnage de Chaplin, comme le psychanalyste, interroge la réalité, qu’est ce que c’est cette réalité, sur quoi elle est fondée, à quoi elle tient, et on peut aussi bien voir comment un psychanalyste qui écoute l’inconscient s’appuie tout comme le personnage de Chaplin sur une autre réalité, la réalité des pulsions, vouloir manger, dormir, avoir une maison, une femme, une réalité qui n’existe peut être pas comme réalité sociale mais qui existe pourtant comme réalité désirée, possible.
Ce qui se passe : l’accent est déplacé, l’important devient moins important, l’attention est disponible au détail et le détail n’est pas celui qu’on attendait, on est assis en train de boire une tasse de thé à côté de la femme du pasteur qui se tient droite comme un principe et ce que l’on entend ce sont les gargouillis de son ventre qui tout d’un coup deviennent assourdissants, ce qui est central et ce qui est marginal changent de place et de rôle, la construction d’ensemble est remise en cause, elle est critiquée par les détails incongrus, au milieu d’un concert dans le grand monde Chaplin qui a avalé le sifflet d’un policier est pris par un hoquet et émet des sifflements à répétition, on entend en même temps que le ténor le sifflet qui pousse des petits cris d’enfant en détresse, tout d’un coup ce qui devait passer inaperçu, ce qui devait rester banalisé devient intolérable, comme lorsque l’on se rend compte brutalement qu’on ne supporte pas l’homme ou la femme avec qui l’on vivait depuis si longtemps, le déplacement surprise fait apparaître l’autre réalité, l’envers des choses, comme ces objets utiles et quotidiens qui deviennent persécuteurs, méchanceté de la chaise longue, sadisme du lit placard, le gag est sûrement une interprétation et l’interprétation vient souvent comme un gag.
Chaplin se place du point de vue de l’enfant qui s’exclame Le roi est nu, il prend l’enfant au sérieux, pas d’une façon sentimentale mais comme le psychanalyste il saisit l’enfant dans l’adulte, voir comment il mange attentivement ses spaghettis un par un, voir les dictateurs et leurs batailles de tartes à la crème, ces vieux enfants grossis, monstrueux, mais aussi l’enfant curieux de tout, qui commence, qui découvre, qui joue, qui joue avec la réalité pour l’apprivoiser, la penser, la transformer, qui expérimente le monde par le jeu, tous les rôles, le vagabond, le millionnaire, l’émigrant, l’ouvrier, le garçon de café, le pasteur, le clown, sans oublier Mademoiselle Charlot.
Transgressif, tout le temps, jamais dans la norme, tout peut arriver, le personnage de Chaplin n’a peur de rien, sauf bien sûr de la force brute, mais d’aucune idée, d’aucun comportement, comme le psychanalyste il a réglé son compte à la culpabilité et à tous les sur-moi, amoralisme et grâce, l’esprit de sérieux renvoie au système, il montre ce qui soutient, les bretelles, il ne craint pas de le faire, et il peut aussi cacher des choses dans un pantalon trop large, pourquoi pas, ridicule ce pantalon ? en fait très utile, il reprend toujours l’initiative et quand il est jeté dehors, il attrape un cigare et une banane au passage.
Ce qui est transgressif, c’est bien l’initiative, l’invention, comment the little man, le petit homme, trouve quoi faire tout le temps, comment il bricole une solution, précaire, limitée, mais qui marche, et c’est l’initiative qui donne ce côté sexy au personnage de Chaplin, comique et sexy, ce petit corps si souple, sa redingote serrée, ses oeillades, sexy et drôle, côté drôle du sexe, les films de Chaplin dégagent cette qualité, comme aussi la psychanalyse, qui a ce versant, elle qui suppose déjà la possibilité de sortir de la dépression où peut-être 90 % de l’humanité est plongée sans le reconnaître, sexy comme la pensée, comme le jeu, comme l’attention au détail, faire le lien entre les choses, et les choses ont des liens, ne sont pas uniquement chaotiques, sans rapport, rester dualiste comme Freud, pulsion de mort et libido, le rêve peut être spirituel comme la vie, ne pas se complaire dans le pathos, ni dans la dérision, et le sexe n’est pas seulement cette chose terrible et sans limites qu’il est aussi, et la vie qui se découpe sur fond de mort n’est pas la mort.
La transgression, Chaplin l’a poussée jusqu’au gai criminel, Monsieur Verdoux, ce Landru comique qui tue les femmes pour leur argent, mais qui reste, dit le film, un criminel à une échelle bien réduite si on le compare au système qui assassine en masse, marchands de canons et banques qui ruinent les petits actionnaires, et Chaplin transformant Landru en Verdoux sur fond de crise sociale représente à sa façon qu’il y a une différence entre le meurtre, cette vieille répétition, et le crime, qui cherche, avec ou sans succès, à instaurer autre chose, “la nouvelle harmonie”, “le nouvel amour”. A sa façon, c’est à dire presqu’en dansant, il oppose l’éternel retour du système établi et le “petit business” (son terme), si modeste au fond, qui connait ses limites, mais qui va à l’encontre, qui est obligé par les circonstances de créer : “Il me faut une idée”, s’écrie-t-il avant d’aller assassiner Lydie à Corbeil. Le crime comme invention nécessaire ou la création comme crime : le personnage de Chaplin, léger et sérieux comme une métaphore, pose la question à sa manière : à travers la précarité sidérante du geste _ mains de Chaplin comptant l’argent et l’oeil fasciné regarde, incrédule, à travers le mouvement élégant et enfantin du corps _ comment à chaque fois il soulève son chapeau, et surtout bien sûr à travers le pur comique de cette tentative faite de déplacements _ Verdoux humant des roses du jardin sur fond d’incinération, et d’oublis _ il met deux couverts à table alors qu’il vient de tuer Lydie, et de retournements _ il se croit empoisonné par sa propre bouteille de vin, il finit par tomber à l’eau et être sauvé par Anabella qu’il voulait noyer. Comique qui n’est en rien un ressassement “morbide” de l’horreur ( Chaplin, s’expliquant) mais joyeux, ouvert, porteur de tension, et lié à la séduction comme son prolongement, comme sa liberté. Verdoux, dans ses différents rôles polygames : un homme, une moustache, une menace. Mais c’est une menace drôle, et bonne. Une transgression, mais qui invite à réfléchir, évidemment d’une façon paradoxale, aux limites, au risque de penser, au danger de l’idée, à quelles conditions sauter hors du normal social familial habituel peut produire autre chose que des figures connues et en miroir, oui, est-ce un crime ou est-ce une découverte, Freud avait dit avec ironie, Nous leur apportons la peste.