Je ne peux pas m’empêcher de commencer par une citation tirée du Château :
Un résultat demeure acquis, dit K., c’est que la question est extrêmement confuse, et insoluble, sauf pour ce qui touche à mon expulsion.
Qui oserait vous expulser, Monsieur l’Arpenteur ? dit le maire, la complication même des questions préliminaires vous garantit le traitement le plus courtois, seulement vous êtes trop susceptible. Personne ne vous retient, mais on ne vous chasse pas.
Ah ! Monsieur le Maire, dit K., c’est vous maintenant qui simplifiez bien trop. Je vais vous énumérer quelques-uns des motifs qui me retiennent : les sacrifices que j’ai faits pour partir de chez moi, un long et pénible voyage, les espoirs que je bâtissais légitimement sur mon engagement, ma complète absence de fortune, l’impossibilité de retrouver chez moi un travail équivalent et enfin_ ce n’est pas la moindre des raisons,_ ma fiancée qui est d’ici.
Frieda ? dit le maire sans la moindre surprise. Je sais. Mais Frieda vous suivrait partout. Pour le reste évidemment il faudra encore réfléchir un peu et j’en parlerai au Château. Si une décision intervenait ou qu’il fût nécessaire de vous écouter encore, je vous enverrais chercher. Etes-vous d’accord ?
Non, pas du tout, dit K., je ne veux pas de cadeaux du Château, je ne demande que mon droit.
Je laisserai planer cette citation, ce dialogue entre un représentant de la loi, ou de l’autorité, ou du père, et cet étrange étranger...
Je voudrai essayer de parler de mon amour pour Kafka. Kafka est un homme qui a voulu se sauver par les mots, qui en a éprouvé la nécessité absolue, et qui en même temps a cherché à le faire sans aucune complaisance, de la façon la plus rigoureuse, la plus exigeante.
“Le mot juste conduit, le mot qui n’est pas juste séduit”.
“Ecrire, c’est sauter en dehors de la rangée des assassins”.
“Il y a deux péchés capitaux humains d’où tous les autres dérivent : l’impatience et la paresse. Ils ont été chassés du Paradis à cause de leur impatience, ils n’y rentrent pas à cause de leur paresse. Mais peut-être, n’y a-t-il qu’un pêché capital : l’impatience. Ils ont été chassés à cause de leur impatience, à cause de leur impatience ils ne rentrent pas.” (Méditations sur le pêché, la souffrance, l’espoir et le vrai chemin)
Se sauver, de quoi ? La définition kafkaïenne du Mal tourne autour de l’idée d’une Loi arbitraire, injuste. Ce qui est particulier : l’accent est mis sur l’éternel retour de cet arbitraire, sur la répétition, sur l’inertie, et la caractéristique principale de l’autre est l’indifférence. Le regard posé sur le monde : un regard d’enfant étonné, solitaire et raisonneur. Mais plus : il s’agit de se sauver du Mal, il ne s’agit pas de se sauver du monde, dans une position qui serait romantique, ou d’esthète. Ce n’est pas le point de vue du soi contre le monde. De toutes les façons, tout se passe dans le monde, et “il n’y a pas de troisième terre pour les hommes”.
C’est-à-dire encore : le monde est dans le sujet, comme le sujet est dans le monde, et même si le monde est fait de contradictions, de points de vues opposés, écrire et vivre sont dans ce monde, qui est le seul, l’unique. Pousser cette position là jusqu’au bout, l’explorer avec la plus grande rigueur.
“Il a trouvé le point d’Archimède, mais il s’en est servi contre soi ; apparemment il n’a eu le droit de le trouver qu’à cette condition.”
Le point d’Archimède, c’est le point à partir duquel on pourrait soulever le monde...
Cette distance paradoxale me semble le génie de Kafka, sa façon à lui de questionner les mots.
Dans les premières lignes de la Lettre au père il y a les mots “peur”, “détails”, “par écrit”, “grandeur du sujet”. “ Très cher père, Tu m’as demandé récemment pourquoi je prétends avoir peur de toi. Comme d’habitude, je n’ai rien su te répondre, en partie justement à cause de la peur que tu m’inspires, en partie parce que la motivation de cette peur comporte trop de détails pour pouvoir être exposée oralement avec une certaine cohérence. Et si j’essaie maintenant de répondre par écrit, ce ne sera encore que de façon très incomplète, parce que, même en écrivant, la peur et ses conséquences gênent mes rapports avec toi et parce que la grandeur du sujet outrepasse de beaucoup ma mémoire et ma compréhension.” Kafka, pour reprendre ce que dit Freud, tente de ne pas avoir “peur de la peur”, il n’écrit pas contre la peur, il écrit avec la peur. Comment conjurer la peur ? Ne pas être intimidé par “la grandeur du sujet” ? Dérouler les détails du monde par écrit. Les détails : la rigueur, l’exigence. D’où l’extraordinaire portrait du père. Mais d’où aussi le regard porté sui lui-même : à la fin de la lettre il parle de son combat comme du “combat du parasite”. En somme, La Métamorphose pouvait se lire déjà, et c’est sans doute le cas de chaque texte de Kafka, comme une lettre au père.
Portrait du père dans la Lettre : “tu avais une confiance sans bornes dans ta propre opinion”, “il ne restait plus rien en dehors de toi”. “...Ce caractère énigmatique qu’ont les tyrans dont le droit ne se fonde pas sur la réflexion mais sur la propre personne”. Les autres : nuls à ses yeux, et ses enfants plutôt ses ennemis. Son envie : il suffisait d’être heureux à propos d’une chose quelconque, “j’ai déjà vu mieux”, “en voilà un événement ”, etc. Pratiquait l’éducation par l’ironie, et son “rire guttural une représentation de l’enfer. Bien sûr il ne respectait pas l’ordre qu’il avait lui-même donné, extérieur à son conseil. La loi du père n’est plus un moyen de pacification, de civilisation, mais est devenue une loi fondée sur l’arbitraire, “tu ne respectais pas les ordres que tu m’imposais ”, où les générations sont inversées, où le père qui n’est qu’un grand enfant envieux maintient le fils dans l’impuissance et la méfiance vis à vis de lui-même et où la parole du père se déploie dans les régistres de l’ironie et de la malédiction. Cf Le Verdict : “je te condamne en cet instant à la noyade”, et il “se laissa tomber dans le vide.”
Ce portrait se retrouve dans les figures du Procès, du Château, de L’Amérique, dans La Colonie pénitentiaire, etc...Dans cette façon de creuser si précisément les formes infiniment variées de la Loi arbitraire, on peut certainement voir des figures du totalitarisme moderne. Mais ce qui est sûr, c’est que Kafka a pu être si génialement prophétique justement parce qu’il a décrit une figure universelle, en remontant à l’origine, la perversion de la figure paternelle.
La question est alors, par rapport à cet autre qui se veut tout-puissant, que faire ? Réponse de Robert Antelme dans L’Espèce Humaine : ce que l’on voudrait faire au SS : lui mettre “les pieds en l’air et la tête en bas, et se marrer, se marrer” “ce que l’on veut faire aux dieux”. Kafka, lui, s’y prend autrement avec cette dialectique du maître et de l’esclave : il pousse la logique des mots jusqu’au bout, il prend le mot au pied de la la lettre. “Vermine !”, et il le devient.
Dans La Métamorphose, on retrouvait déjà tous les thèmes de la Lettre, du “combat du parasite” : l’horreur liée à l’inversion des générations, il travaille pour payer la dette du père, plus tard il apprendra ses mensonges concernant sa fortune, l’indifférence, un père sénile, malade, l’enfant, ses “piaulements douloureux”, la persécution du corps, et le père impitoyable, le vacarme comme “la voix de 100.000 pères”. A la fin le père le bombarde avec des pommes, et lui est chassé comme Adam du Paradis. “Je m’y attendais”, est le verdict du père. La peine et la honte sont pour le fils. Quand il est crevé comme un rat, le père revit.
Pousser les mots jusqu’au bout, faire fonctionner le langage tout seul, c’est ce qui se passe dans le rêve, et Kafka écrit comme on rêve.
Kafka ne prétend pas apporter une solution à l’oppression par une Loi injuste. Ce qu’il fait, ce pourquoi on ne peut que l’aimer absolument, c’est explorer ce que c’est, les mots, et nous présenter, nous rendre présente, l’incroyable force avec laquelle, lui si chétif, si enfant, si juif, il pousse au bout la logique du langage et y trouve une consolation. La paix qu’il a souhaitée, qu’il n’a pas réalisée avec son père, il la trouve là : dans la découverte toujours recommencée des possibilités et des contraintes du langage, de la liberté et de la folie des mots, de leur puissance et de leur limite.
La Métamorphose commence d’ailleurs “au sortir d’un rêve agité ”. Les débuts de La Métamorphose, du Procès, du Château, de L’Amérique sont des débuts abrupts. Ces récits commencent sans aucune explication. Ce qui est posé, ce n’est pas : d’où vient la situation, mais : étant donné une situation, que se passe-t-il ? et alors ? Peut-être ce n’est pas qu’il n’y a pas d’explication, c’est plutôt qu’il y en a tant, tant de différents niveaux d’explication, surdéterminés. Affirmations, négations comme des affirmations inversées, les raisons ne sont pas dans la réalité, on est devant un pur fonctionnement de la pensée, ce que Freud a appelé le processus primaire, l’inconscient.
Condensation : écrire avec la métaphore, qui fait l’économie de la comparaison. Ce n’est pas je suis comme une vermine : mais je deviens une vermine. On se sent coupable, comme si l’on était accusé : on a un procès. On se vit comme étranger au monde, exilé, et voilà qu’on est loin de son pays en train d’errer sur les routes, à la recherche de travail. On a l’impression de ne pas appartenir à l’espèce humaine et on prend directement l’une des multiples formes animales possibles, chien, ou taupe, ou singe, ne revenons pas sur la vermine, et on devient même un être étranger au règne animal, “petite bobine”, “chose cassée”, “ensemble vide de sens, mais complet dans son genre”, qui a un nom, “Odradek”, et qui, à la question “Où habites-tu ?”, répond en riant : Pas de domicile fixe” .
Ainsi le mot devient la chose : on pense une chose, elle existe, et on l’éprouve. Forme particulière du réel du rêve, le mot est pris à la lettre.
Déplacement : toute l’angoisse se déplace sur des faits sans importance, on est devenu une vermine et le problème est qu’on va rater le train, on arrive en Amérique et on a oublié son parapluie à la cale, etc. D’où la forme du rire chez Kafka : c’est un rire désaccordé, dissonant. Un rire derière la main, un rire d’enfant ou de fou. Il allait d’abord se lever tranquillement sans être gêné par personne, s’habiller et surtout déjeuner ; ensuite il serait temps de réfléchir ; ce n’était pas au lit, il le sentait bien, qu’il pourrait trouver une solution raisonnable du problème”. (La Métamorphose )
Le contenu : les plus grandes questions, les commentaires talmudiques les plus ardus côtoient les rapports véritablement infantiles, où se déploient la violence des pulsions, le sexuel, des figures archaïques. Infantile : où règne un Autre tout puissant, dilaté, qui se veut sans limite, qui ne tient compte que de lui-même, ou de semblables, mais pas d’un autre différent, et qui est donc en même temps très peu de chose, finalement, très restreint, en fait ridiculement limité. Voir ce qui est dit du Château, un amas de bicoques, mais aussi bien de toutes les figures d’autorité.
Où règne aussi la violence, l’humiliation de l’autre, sa négation en tant qu’être humain, et où le sexuel est une sorte de fond matériel sur lequel tout se détache, une gadoue.
Les représentants de la Loi, c’est-à-dire de cette Loi injuste, sont toujours, à l’image du père, des vieux enfants envieux, indifférents, imbus d’eux-mêmes, plein de contradictions non reconnues et d’esprit de sérieux.
Tout a d’ailleurs ce côté trouble, mélangé. Comme le dit l’avocat, pourtant homme de droit, ce qui compte, ce sont les relations personnelles. Glissement réversible du privé dans le public, de l’intime dans le social.
Les espaces aussi sont imbriqués. Dans Le Procès. On ouvre la porte d’un grenier et on découvre que le lieu est habité par des gens liés à la Justice. On s’étonne, on s’étonne, et on finit par comprendre que tout toujours est lié à la justice....On pourrait croire que dans Le Château, le haut et le bas, les espaces sont séparés, mais leur façon d’être séparés est la même que leur façon d’être liés : le haut est présent en bas, et le bas, une des formes du haut.
La construction ne pose jamais aucun problème. Les choses arrivent. Aucun problème de fabrication romanesque, de vraisemblable. Tout s’enchaîne comme dans un rêve, la nécessité est dans les associations de la pensée.
Comme un rêve : à la fois oppressant et libre. Libre, tout peut arriver, du moment qu’on le pense. Mais alors, qu’est-ce qu’on pense ?
Ce qui est marqué, c’est la réalité comme poids, inertie, pure existence, répétition, par rapport à tout ce qu’on peut penser. Et que le héros pense.
A interroger les mots, Kafka pose la question : qu’est-ce qui manque aux mots ? Et le fin mot du Procès : “La logique a beau être inébranlable, elle ne résiste pas à un homme qui veut vivre ”. La logique du rêve, la logique des mots. Alors, le rêve ? la vie ? et qu’est ce que c’est, vouloir vivre.
On revient à la distance paradoxale. “Il a trouvé le point d’Archimède, mais il s’en est servi contre soi ; apparemment il n’a eu le droit de le trouver qu’à cette condition”. Le point d’Archimède, c’est le langage, grâce auquel l’homme peut soulever le monde...mais dont il est sujet. Désir forcené de se sauver par les mots, et lucidité sur ce fait incontournable : l’homme habite le langage, et le langage l’habite. La distance paradoxale est celle qui est en nous, qui nous divise et nous sépare de nous même, car avant de pouvoir les utiliser à son tour, l’homme est littéralement fait, fabriqué, par les mots, et les mots sont la peau des rêves.