Un monde en morceaux, éclaté, il se déploie à l’infini, dans tous les sens, pouvoirs et techniques, accomplissements, et en même temps, saturé, saturé, partout et sans arrêt des faits, des petits faits, des opinions, des idées. Un monde ouvert, en expansion, tout est possible, monde libre et sans entraves, mouvement joyeux, et non, le pire arrive, et on le sait, on sait tout déjà, c’est un grand discours lisse, couloirs identiques, présent perpétuel, on s’y déplace, tout est égal, équivalent, un discours d’autant plus grand et total qu’il est en pièces détachées, les pièces s’emboitent, quel intérêt, on est mort, on nous tue.
Notre monde.
Dedans, n’importe où, un homme parle, il se met à parler,“il parle, il parle, il parle”, et sa parole éclatée, inquiète, inachevée, mouvement tournant et creux de sa parole, reprend et abandonne et reprend encore les petits faits, les opinions, les idées, colle au réel, le vrille et le tue, et n’en finit pas et recommence, et à l’image du réel ne s’arrête jamais, mais comment, sur quoi, s’arrêter.
Si Les notes du sous-sol, ce récit dans un “souterrain”(1864) est un point de bascule de l’œuvre de Dostoïevski et de la littérature moderne, c’est qu’un rapport y est construit, violemment et pourtant presqu’à l’insu du lecteur, entre pensée, parole, et meurtre. Le meurtrier désigné est double, c’est un homme quelconque, un homme ordinaire, un homme qui trahit la confiance d’une enfant, et en même temps, c’est “ l’idée”, une méthode particulière, une façon d’appréhender le monde : et le texte se présente ainsi comme une condensation du projet poétique, éthique, de Dostoïevski, comme une métaphore de sa façon à lui de répondre au monde, notre éclatement.
Donc un homme parle, il se met à parler, et d’emblée il s’installe au cœur de nous-mêmes. Il dit “Je”, “Je suis un homme malade...Je suis un homme méchant”, et jamais il ne s’agit d’un “récit à la première personne” qu’un lecteur pourrait considérer avec intérêt, curiosité, détachement. Du fond de son “sous-sol” comme il l’appelle, un homme est en proie à quelque chose, est-ce la maladie- “je ne comprends absolument rien à ma maladie et ne sais même pas au juste où j’ai mal”_, on ne sait pas, on sait si peu qu’on pourrait même dire : “il est en proie” de façon intransitive, et pourtant ce qui le tient, peste, angoisse, question, il nous le repasse.
Tout de suite on éprouve une tension, et on sent qu’elle est particulière, ce n’est pas une tension linéaire, l’attente d’un dénouement, c’est une tension qui vient plutôt d’une absence de lisibilité immédiate, la lecture s’étale dans tous les sens, on est en face d’un bloc, d’un bloc parlant. De quoi s’agit-il ? Ouï, vraiment, de quoi ?
Un homme se raconte, se confesse, plutôt se court après, se poursuit. Quelques faits : il a été fonctionnaire, l a détesté cette position subalterne et son misérable pouvoir de petit chef. Dès qu’il a pu, il a laissé tomber sa carrière -toute carrière-, il s’est retiré dans sa chambre.
La chambre, on la voit, bien qu’il n’en dise presque rien. Vide, froide, lambeaux de meubles, du thé, un point seulement où le narrateur peut se poser et se débattre, un “ espace intérieur ouvert”(Bakhtine) comme il y en a dans tous les livres de Dostoïevski, chambres de Raskolnikov, de Chatov, de Kirilov, espaces traversés, ce serait aussi bien des escaliers, des couloirs, des rues, les personnages sont toujours ces “hommes du seuil” (encore Bakhtine), toujours en train de passer d’un endroit à l’autre, d’un moment à l’autre, d’une émotion, d’une pensée à l’autre.
“J’ai quarante ans” nous dit le narrateur, et son désespoir est tel que l’âge résonne avec les années d’exil passées dans le désert, et on pense aussi à cette façon qu’il a d’arpenter le langage, sauvagemment et avec “impatience”-le pêché même, selon Kafka-, comme plus tard le héros du Château. L’homme du sous-sol dit d’ailleurs qu’il a “essayé de devenir un insecte”, mais “n’est pas fou qui veut”(Lacan), chez lui la métamorphose n’a pas réussi.
Un personnage, il se confesse, et malgré cela, aucune introspection. Cette formulation peut surprendre. Mais si “une conscience est une maladie”, c’est bien parce que “je me trompais moi-même, tout en ne simulant pourtant pas”, et : “Je m’exerçais à penser. Autrement dit, toute cause chez moi en tire immédiatement une autre après elle, encore plus profonde, plus fondamentale, et ainsi de suite à l’infini.”
L’introspection est un leurre parce que la pensée est infinie-le moi peut passer à chaque instant dans son contraire, toute conscience est divisée, divisée, divisée, sa propre pensée peut étonner le sujet autant que ce qui vient du dehors en étranger absolu, elle peut le harceler tout autant, et “tous les compliments d’usage ont été inutiles, il n’y a personne ici. Il n’y a jamais eu personne”(Breton-Eluard) : parcequ’il y a aussi bien tout le monde et tous. Le caractère excessif, tourmenté, qui signe le personnage dostoïevskien et ici, exemplairement, l’homme du sous-sol-, n’est pas un trait psychologique. C’est la marque de la “conscience”, de la pensée, que Dostoïevski saisit et maintient férocement dans son mouvement infini.
D’où une perte de “la rage” qui subit “une décomposition chimique”. Tous les objets de haine et de raillerie finissent par se diluer, aucune catégorie ne tient, ambivalence des sentiments, idéalisation et haine se côtoient, dans la vie sociale ce refus de la carrière et plus profondément l’impossibilité de se définir, de se donner une “qualité définie”, par exemple de se calmer en se disant une fois pour toutes,”Je suis un paresseux”-la paresse,“c’est un titre, une fonction, c’est une carrière, messieurs”, mais on ne peut pas se raccrocher à une quelconque définition, elle est par avance invalidée. L’introspection, la recherche de l’identité, perd son objet en même temps qu’elle se découvre un avatar du naturalisme.
Au contraire la pensée se reconnait dans le bavardage. L’homme du sous-sol s’écrie douloureusement que la “destinée unique de l’homme intelligent est de bavarder, c’est-à-dire, de parler pour ne rien dire”, et on entend déjà le rapprochement inquiétant, fait pour inquiéter, entre littérature et bavardage souligné par Blanchot : “Parler sans commencement ni fin, donner parole à ce mouvement neutre qui est comme le tout de la parole, est-ce faire œuvre de bavardage, est-ce faire œuvre de littérature ?”Et :“What do you read, my lord ?-Words, words, words.”
Mais si le désespoir qui en résulte, sa “ force exténuante”(Blanchot), entraine le lecteur et le sidère à chaque instant, ce n’est pas seulement par le fait qu’il vise, en somme, tout. C’est qu’il se coule dans une forme étonnante. Le désespoir n’est pas représenté. Il est présenté, il se donne, il se tourne et se retourne, il s’adresse à lui-même et aux autres. On peut penser que l’homme du sous-sol s’exhibe. Sûrement : mais c’est que l’exhibition est ici une façon moins de prendre une distance pour se voir, et s’admirer, et se flageller, que de s’obliger à discuter avec lui-même comme avec les “messieurs”, imaginaires, auxquels le texte est destiné. Un désespoir présenté, soulevé, une excavation du désespoir. C’est pourquoi cette parole est si proche du poème, au sens où les personnages de Dostoïevski “parlent et c’est la parole même qui livre son secret”(George Steiner).
Ce n’est pas une plainte. Dostoïevski se démarque explicitement de tout romantisme, de toute complaisance d’une “belle-âme” qui croirait pouvoir (et entre autres par sa plainte) se distinguer du “cours du monde”, en distinguer son “moi”, son pur désir d’un idéal, “du beau et du sublime”, comme raille l’homme du sous-sol, avec si peu de cynisme d’ailleurs, seulement parcequ’il ne peut être dupe.
Dostoïevski a souvent cité le Livre de Job comme un des livres qui l’ont le plus marqué. “Je lis le Livre de Job qui me procure une exaltation maladive...Fait étrange, Anna, ce livre est un des premiers qui m’ait frappé...et j’étais alors presqu’un nourrisson”(lettre à sa femme du 10/6/1875). Avec le récit de Job, la violence mythique du Livre opère un déplacement. Dieu torture Job, et même si Job ne se laisse jamais aller au blasphème, il reste pendant tout un temps dans la plainte et la revendication, et ce d’autant plus qu’il se défend de ses faux amis qui essaient de le culpabiliser, “tu te croyais juste, lui disent-ils à peu près, tu ne l’étais pas, Dieu te punit avec raison”. Jusqu’à l’arrivée de Dieu en personne, ou peut-être jusqu’au moment où Job peut entendre Dieu, qui lui dit quoi ? “Ceins donc tes reins comme un homme : je vais t’interroger et tu m’instruiras”. La substance de cet interrogatoire revient à ceci : “Qui m’a rendu un service que J’ai à payer de retour ?”. Dieu ne doit rien, au contraire, “Tout ce qui est sous le ciel est à Moi”. Job comprend lorsqu’il quitte toute amertume et répond à son tour, “Je sais que Tu peux tout”. “Tu peux tout” : ce n’est pas une mortification, ’acceptation d’un anéantissement : mais plutôt d’admettre qu’il y a de l’autre, un absolu en ce sens : un absolument -pas-moi, un absolument étranger, un autre inconnu qui me dépasse. Si Dieu exige que Job quitte une position de plainte, c’est que se plaindre, être amer, revient à compter sur une justice immanente, à espérer une rémunération, et à rétablir ainsi un lien infantile, rassurant malgré tout, même quand il manque, entre l’inconnu et soi. C’est ce qu’avait souligné avec force Elihou, le plus jeune des amis de Job, le seul à ne pas le culpabiliser-et le seul que Dieu ne punit pas, pour que soit bien clair que la culpabilité est une fausse route : “C’est à toi, avait dit Elihou, c’est à toi, fils d’Adam, qu’importe ta piété”.
La leçon de Job, l’écrivain Dostoïevski la fera sienne : une position de plainte, d’amertume romantique, est une erreur, une faute. Le monde est un tout, imaginer un face-à-face de deux entités soi-disant distinctes,-le monde, l’ndividu-, est complaisant et vain, les “fils d’Adam” sont entre eux tout comme le seront les personnages des livres : parties prenantes d’un monde qui vit en eux comme eux vivent en lui.
Mais, plus. La violence de Dieu qui constitue Job en l’obligeant à quitter une position de revendication et à assumer sa solitude d’homme agissant parmi les hommes, cette violence du réel qui parle et qui dit seulement, Je suis, Dostoïevski lui donne une figure nouvelle et “absolument moderne” : on peut voir l’homme du sous-sol comme une réincarnation de Job avec cette différence que Dieu est maintenant “à l’intérieur”, le Tout-puissant est devenu la pensée.” On peut tout penser”,” toutes les idées sont possibles”, voilà ce dont l’homme du sous-sol fait l’expérience. L’une des figures du réel est la pensée : violence, force, inhumanité de la pensée, la pensée inclut l’impensable. Comme l’Eternel persécutait Job, l’homme du sous-sol est persécuté par l’infini possible de sa pensée, qui ne le lache pas, qui l’entraine, le pousse, le repousse, le suit pas-à-pas, saute d’un coup devant lui et le nargue : “ “Deux fois deux : quatre”nous dévisage insolemment. Les poings sur les hanches, il se plante en travers de notre route et nous crache au visage. J’admets que “deux fois deux : quatre” est une chose excellente, mais s’il faut tout louer, je vous dirai que “deux fois deux : cinq” est aussi parfois une petite chose bien charmante”.
Passons sur l’humour .Ce n’est, après tout pas tellement drôle, puisqu’il ne s’agit pas au fond de jeu, mais d’emprise. Pour Job Dieu est libre, il est même le libre. Chez Dostoïevski la liberté est un des aspects du réel de la pensée. Comme dira un de ses personnages futurs, “Si Dieu n’existe pas, tout est permis”, et la question qui rebondit est bien : si l’on peut tout penser, tout ne devient-il pas équivalent et vain ? Où, pour l’homme du sous-sol : comment arrêter la pensée, peut-on l’arrêter, sur quoi peut-elle buter ? “Où pourrais-je trouver les principes fondamentaux sur lesquels je puisse bâtir ? Où est ma base ?”
Mais que sont ces “idées” qui se présentent ainsi, libres, indifférentes, contraignantes, absurdes et persécutrices comme des Érinyes ? L’homme du sous-sol nous avertit : “Deux fois deux : quatre, messieurs, est un principe de mort et non un principe de vie”. L’entendre seulement comme une opposition à la “science”, ou à la “raison”, ou aux “livres” en tant que tels, serait tout à fait faux. La formule, “l’idée”, est “ un principe de mort” parce que l’homme “n’aime que l’action et non le but à atteindre”. Le but, la satisfaction, l’homme “en a peur” : et à raison, “moi aussi j’en ai peur”. “L’idée”, la “formule”, est une pensée solidifiée, une pierre de pensée, avec laquelle on peut bâtir-mais aussi bien s’enfermer, voire assommer l’autre.
Mais alors comment ce mouvement de la pensée, qui est nécessaire, continue-t-il à être un mouvement vivant, et non le tourbillon infini du n’importe quoi, une idée, une idée, une idée ? Comment sortir du paradoxe, la pensée est toute-puissante, et pourtant “l’idée” est un principe de mort ?
Ce que l’homme du sous-sol présente de toute sa force, ce qu’il maintient avec acharnement, c’est que l’éclatement moderne- “tout est possible”- ouvre à un questionnement, et on ne peut rabattre la réponse ni dans un romantisme, une plainte, ni dans un naturalisme objectivant qu’il ridiculise dès la première phrase et pendant toute la suite : “Je suis un homme malade...Je suis un homme méchant...”Je suis, mais qu’est-ce que je suis, et d’ailleurs, est-ce une bonne question. La critique s’adressera aussi bien à “ la science”, à “la raison”, à “l’utilitarisme” : mais toutes ces attaques n’apportent aucune solution : si l’homme n’est pas une “touche de piano”, “un rouage”, si “les lois de la nature” ne peuvent en rendre compte, alors, quoi ?
Dostoïevski écrit Les notes du sous-sol en 1864 au chevet de sa première femme, juste après Les souvenirs de la Maison des Morts, après le bagne et le service forcé, années terribles qui ont commencé par une mise en scène où lui et ses compagnons ont été amenés devant le peloton d’exécution, “on a lu à tous l’arrêt de mort, on nous a fait baisé la croix, on a brisé des épées au-dessus de nos têtes et on nous a fait notre suprême toilette...Enfin...on nous a lu que Sa Majesté Impériale nous accordait la vie” (lettre à Michel son frère). Après ces années Dostoïevski vit une période agitée, où la Maison de Jeu prend la relève de la Maison des Morts. Décrivant le projet du Joueur, dans une lettre de 1863 contemporaine du projet des Notes du sous-sol, il dit : “La Maison des Morts a bien provoqué la curiosité, cette fois-ci ce sera la description d’une manière d’enfer, “l’étuve des bagnards” en quelque sorte”. L’enfer du jeu, son image, revient d’ailleurs hanter l’homme du sous-sol dans son rapport avec Lisa : “Je pressentais déjà depuis un moment que j’avais bouleversé toute son âme et brisé son cœur, mais plus j’en étais certain, plus complète, plus rapide je voulais ma victoire. Le jeu, oui, le jeu m’entrainait”...Notons que le jeu est une passion bien particulière où le salut, et la déchéance, - surtout la déchéance : si on est sûr d’une chose dans le jeu, c’est que l’on va finir par perdre -, dépendent d’un chiffre, d’une “formule”(“deux fois deux : quatre” !), et on a bien là un condensé du rapport mortifère à “l’idée” : chiffre du destin qui vient réduire à rien la “vie vivante”.
Mais encore.
Il y a une continuité frappante non seulement entre la Maison des Morts et la Maison de Jeu, mais entre ces deux bagnes et la chambre de torture où est enfermé, par lui-même, l’homme du sous-sol. On pense à ce que dit Robert Antelme, témoignant dans L’espèce humaine de son expérience des camps : “Fange, mollesse du langage. Des bouches d’où ne sortait plus rien d’ordonné ni d’assez fort pour rester. C’était un tissu mou qui s’effilochait...L’Enfer, ça doit être ça, le lieu où tout ce qui se dit, tout ce qui s’exprime, est vomi à égalité comme dans un dégueulis d’ivrogne.” Au-delà d’une limite, les mots perdent leur sens, “tout est possible” devient “tout est équivalent et vain”.
Or, cette “expérience-limite”, comme la définit Blanchot, Dostoïevski la rencontre deux fois. Une première fois dans la réalité, comme détenu, prisonnier, bagnard, comme objet du meurtre. Et une deuxième fois, on pourrait dire, comme son sujet potentiel, par l’expérience concrète, le tourment concret, de l’illimité de la pensée, cette pensée qui ne s’arrête pas, même devant le Mal : le meurtre est possible, mais il est une limite, un seuil, c’est pourquoi il revient comme un thème central de toute l’œuvre, et en premier lieu des Notes du sous-sol.
Le génie de Dostoïevski : il saisit le meurtre comme un acte, il “n’explique” jamais le meurtre, pas plus qu’Antelme, qui fera lui aussi toujours surgir comme du néant “le grand sourire du meister” qui vient d’assassiner un déporté, ou “le froid, SS” : et cette origine vide, sans explication, est tellement forte qu’Antelme pourra découvrir qu’ “on croit que ce qu’on voudrait c’est de pouvoir tuer le SS. Mais si l’on y pense un peu, on voit qu’on se trompe...Ce qu’on voudrait, c’est commencer par lui mettre la tête en bas et les pieds en l’air. Et se marrer, se marrer...Ce que l’on a envie de faire aux dieux.”
Le meurtre comme acte : d’un seul mouvement, Dostoïevski saisit la puissance du meurtre et son impasse, acte toujours possible, qui fait partie de l’humain et qui, en même temps, bute sur l’humain. “ La puissance du bourreau, dit Antelme, ne peut être autre chose que celle de l’homme : la puissance du meurtre. Il peut tuer un homme, mais il ne peut pas le changer en autre chose.” Or cette impuissance finale du bourreau qui est au cœur de l’expérience d’Antelme, Dostoïevski la saisit, la cadre la met en scène “de l’intérieur”, du point de vue même du meurtrier. Qui découvre qu’une fois franchie la limite entre la pensée et l’acte, la vie devient, comme pour Macbeth, “a walking shadow”. Le meurtre vise l’anéantissement de l’autre, mais c’est l’autre qui est le support de la parole, sans adresse la parole se perd, se dilue, “s’effiloche”.
C’est là l’expérience de l’homme du sous-sol.
Le souvenir qu’il raconte dans la deuxième partie de son récit, "A propos de la neige fondue", tourne autour d’un meurtre, un meurtre psychique, la trahison de la confiance d’une toute jeune femme, une presqu’enfant, que le narrateur renvoie, de fait, au bordel.
Ce n’est pas, loin de là, la première fois que l’homme du sous-sol parle de sa haine. Il a déjà dit combien il peut avoir envie de passer par la fenêtre des collègues, de narguer des subalternes, ou de bousculer dans la rue des “messieurs”, tous ces gens satisfaits qui sont des doubles, des miroirs, figures rivales et idéales, pour lesquels il éprouve toute la gamme possible des sentiments dans un face-à-face mortel, récurrent.
Et passe à travers l’histoire la silhouette terrifiante et comique de la parfaite persécution, le valet Apollon (Apollon !), figure archaïque, autre tout puissant, qui pourvoit aux besoins et prélève sa dîme de mépris et d’emprise.
Mais l’histoire de Lisa est différente, justement parce qu’elle est, par rapport au narrateur, dans une position d’attente, une position d’enfant.
Le Sous-sol a été écrit après l’histoire de Lisa, histoire vécue par le narrateur lorsqu’il avait vingt ans. Cela, le lecteur l’apprend dans un deuxième temps, mais ce récit pèse dans l’après-coup sur tout le texte, le fait s’enfoncer dans la mémoire comme dans un malheur froid, épais, de “neige fondue”, et on imagine l’homme du sous-sol pour toujours hanté par un acte qui l’a fait passer où, on ne sait pas, mais sûrement de l’autre côté. Raconter le souvenir ne l’efface pas : “Ce n’est plus de la littérature, c’est un châtiment”, mais un châtiment perpétuel, qui ne cessera jamais : le lecteur apprend à la fin du texte que le narrateur “n’a pas su résister et a continué ”ses mémoires.
Lisa. On ne sait rien, ou presque, d’elle. Une famille épouvantable, qui semble l’avoir vendue à la maison close. Mais ce rien, justement, signifie : Lisa n’est pas un simple résultat, elle est l’enfant vivant, qui désire, attend, écoute. Deux actes violents ouvrent et concluent sa rencontre avec le narrateur, et entre les actes un flot qui ne s’arrête pas, un mouvement précipité, haletant, chaque mot porte comme un coup, les mots peuvent n’importe quoi, jouer avec l’autre, le réduire, lui mentir, le décevoir, le persécuter en devenant silence mauvais (le narrateur reproduit à son insu le comportement de son domestique), mais aussi bien tromper le narrateur lui-même par un retour sur soi sentimental et vain, et de nouveau désespérer, séduire, consoler, abandonner, assassiner. Les mots peuvent tout, mais plus étonnant encore est ce que le lecteur découvre en même temps que celui qui parle : ces mots ne valent rien. Il ne suffit pas de dire des choses “belles et sublimes”, il ne suffit pas non plus de parler mal de soi, de s’accuser. Toujours, et même quand l’homme du sous-sol croit ce qu’il dit, il sait qu’il joue, - “la friponnerie s’accorde si facilement avec le sentiment”-, et cet écart creuse pour le lecteur une distance, une inquiétude, où revient toujours la question : que manque-t-il donc à ce discours, que faut-il à une parole pour qu’elle soit vraie ?
L’homme du sous-sol se rend compte de ce qui le pousse à détruire Lisa : “Est-ce que je l’envie ?” s’écrie -t-il avec lucidité et horreur. L’envie vise l’être de l’autre, signe un désir d’anéantissement de l’autre comme autre, son écrasement, et vise exemplairement l’enfant qui justement n’a ( encore) rien, qui est pure attente de l’autre, “innocent” en ce sens, fondamental : encore “informe”- Gide note l’abondance des enfants dans l’œuvre de Dostoïevski et le met en rapport avec “ce qui l’intéresse surtout” : “la genèse des sentiments”,“l’informe”-, sans contours définis, presqu’abstrait, pur commencement, et convoquant ainsi comme jamais l’autre à sa place d’autre.
L’œuvre de Dostoïevski est pleine d’enfants, mais aussi de meurtres d’enfants, meurtres réels ou psychiques, violences, inversions de générations, incestes : dans L’Eternel mari, Nietochka Niezvanov, La Douce..., et dans une autre “confession”, Stavroguine, le héros des Démons, abusera d’une petite fille et restera assis sur une chaise derrière la porte pendant qu’elle se pend : les enfants sont là, sans sentimentalisme ni sadisme très présents et menacés, ils sont mis en scène comme enfants, avec leurs jeux et leur langage, leur précarité, ils sont toujours saisis du point de vue du risque qu’ils courent, comme enfants. Et ce risque est parallèle au risque que prend, ou refuse de prendre, la parole.
L’attente de Lisa, son amour, sont insupportables pour l’homme du sous-sol, lui qui garde encore quelque chose de l’enfant, qui régulièrement et sans gaieté “se tire la langue dans la glace”, mais qui est comme un vieil enfant raté, un enfant privé d’enfance, évocation rapide de sa situation passée, il a été recueilli à la mort de ses parents par des oncles éloignés et indifférents, et de l’école, ces “années de bagne” -encore-, et maintenant il est devenu ce narrateur survivant et orphelin - “Why then here does one step forth ?- Because one did survive the wreck”, et : “A sail drew near...It was the devious-cruising Rachel, that in her retracing search after her missing children, only found another orphan”. Mais, contrairement au narrateur de Melville, l’homme du sous-sol ne trouve pas de cerceuil-bouée sur son océan, rien ne l’arrête dans sa dérive, et une fois la limite franchie, le désespoir est vraiment absolu : “Nous sommes des êtres morts-nés, et il y a déjà longtemps d’ailleurs que nous ne naissons plus de pères vivants...Bientôt nous trouverons le moyen de naître directement de l’idée”.
La fille-enfant est partie dans la neige, le monde a une matière de limbes, il est blanc et silencieux, mais c’est une blancheur de neige fondue, elle tourne en boue, et le silence n’est pas le vrai silence, qui accompagne la parole, c’est un silence troué, plein de petits bruits, toujours ces idées, ces petites pensées, “deux fois deux : quatre”, ces “formules”. Mélancolie des limbes, leur fausseté affreuse. Mais l’horreur du “souterrain” peut apparaitre parce que tout ce qui arrive est nommé d’un ailleurs, d’un point d’inquiétude, d’angoisse, de question, qui fait hurler au narrateur “Je mens” parce qu’il sait bien, comme il dit, qu’il cherche “tout autre chose”.
“Depuis longtemps déjà nous ne naissons plus de pères vivants”. Le “père vivant” : celui qui soutient une parole possible, qui s’adresse à un autre, un autre inconnu, exemplairement un enfant, alors que “l’idée” cherche à le maitriser et l’efface.
De même que le meurtrier est le narrateur concret, et une méthode, “l’idée”, de même le “père vivant” est une figure concrète, présente ou absente, et ce “tout autre chose” que peut viser l’art - et pas seulement l’art : “Les poèmes sont toujours en route, tendus vers quelque chose. Vers quoi ? Vers quelque chose qui se tient ouvert et pourrait être habité, vers un Toi auquel on pourrait parler peut-être, vers une réalité proche d’une parole”(Celan).
La question “qu’est-ce qu’un père” accompagne dans toute l’œuvre de Dostoïevski la question du meurtre - avant son double crime Raskolnikov fait un rêve où son père, indifférent, veut l’empêcher de s’opposer à un cocher ivre qui bat à mort sa jument, animal auquel l’enfant s’identifie -, jusqu’aux Frères Karamazov, où relancée, elle pose explicitement la question du parricide. Les quatre frères reprennent chacun à leur façon la même question, en donnant au père, chacun à leur tour, une figure possible : pour Dimitri, c’est le rival sexuel, pour Ivan, la figure du pouvoir, avatar ridicule du Dieu Tout-Puissant qu’il cherche à démolir, pour le bâtard Smerdiakov, double inversé d’Ivan, le père n’est rien-le Rien contraire du Tout -, c’est un déchet dont on peut légitimement se débarrasser. Seul Aliocha conçoit “ le père” comme parole vivante, parole qu’il reprend à son compte, en particulier avec les enfants.
L’urgence de la “confession” de l’homme du sous-sol, son angoisse tournante : elle nous prend, elle nous saisit à la gorge, et c’est comme si depuis l’origine des temps la culture, toute la culture instituée, toutes les belles et savantes architectures fabriquées du monde humain, ses demeures, se fissuraient, s’écroulaient, elles n’avaient eu depuis toujours qu’une fonction : écraser la relation vivante avec l’autre, mais l’autre, quel autre, celui auquel je parle sans garantie, sans jamais pouvoir être sûr qu’après tout il va m’entendre. Le meurtrier : pas seulement les idéologies -le “scientisme”, “l’utilitarisme”, le “nihilisme” dénoncés par le narrateur -, et on aurait bien tort de se réjouir, résonnance actuelle, de la fin des idéologies. L’idéologie est toujours là, renaissante, c’est “ l’idée”, c’est le bruit de fond abrutissant, la rumeur perpétuelle, mortifère, du discours qui se déroule et s’étale et ne rencontre que lui-même, fermé et bouclé, satisfait. Satisfait de voir les autres, satisfait d’informer sur les autres. Mais inventer un espace - l’inventer : il ne va pas de soi, il ne va pas tout seul - où, étonné, on découvre l’autre - c’est “tout autre chose”.
“Tout autre chose” : ce qui signe le non-naturalisme radical de l’œuvre de Dostoïevski où l’auteur ne “garde pas un excédent de savoir par rapport à ses personnages”, où “tous les personnages savent tout les uns des autres” (Bakhtine), et où, à l’intérieur du livre lui-même, de ce livre toujours ouvert, surgit pour les personnages, comme pour l’auteur et le lecteur, la question : Et alors ?
Dans Les notes du sous-sol, il y a, à l’état nu, extrême en quelque sorte, portée par un narrateur unique, une condensation de la poétique de Dostoïevski. L’homme du sous-sol “sait” tout de lui-même, et à l’inverse, il ne sait pas tout, d’ailleurs il ne sait rien - “même pas où il a mal”- : mais ce qu’il ne sait pas n’est pas un autre savoir dont l’auteur dispose, à sa place. C’est une question, qui revient, de l’intérieur, tarauder le personnage. C’est dire combien l’inconscient n’a jamais été pour Dostoïevski un autre ensemble de données psychologiques, même si, en ce qui concerne les pulsions, les ravages de l’inceste, le désir de parricide, il a une connaissance qui a stupéfié Freud. Mais cette part d’ “ombre” (Gide) est bien plutôt une autre dimension, une autre façon de voir et d’entendre le réel de la parole. En ce sens il y a avec Dostoïevski le même malentendu qu’avec Freud : l’institution de la culture s’est emparée des contenus-le “sexuel”, l’” infantile”...pour Freud, le caractère dostoïevskien, ou les idées relieuses, orthodoxes, slavophiles, pour Dostoïevski, et en a fait des savoirs morts, des explications, pour recouvrir le point de vue vivant : explorer jusqu’au bout la parole, reconnaitre qu’elle est toujours déjà adressée, traversée par une autre parole, et le soutenir : sans quoi ce ne sont que “formules”, nouvelles et toujours si vieilles manières d’enfermer l’autre, de le tuer.