A celui ou celle qui traverse le livre de Robert Antelme, L’espèce humaine, il est donné de vivre le paradoxe le plus grand : éprouver en même temps le désespoir devant l’existence de l’enfer réel, et la joie devant la force du travail actif de la pensée. Eprouver : il s’agit d’un sentiment physique, qui concerne tout l’être.
Penser et penser et penser. Pour celui qui accomplit ce travail, et pour celui ou celle à qui l’expérience de ce travail est transmis, il n’y a aucun doute qu’il ne s’agisse d’une victoire. D’une victoire particulière, une victoire de la pensée.
Image de cette victoire : “On croit que ce qu’on voudrait c’est de pouvoir tuer le SS. Mais si l’on y pense un peu, on voit qu’on se trompe. Ce n’est pas si simple. Ce qu’on voudrait, c’est commencer par lui mettre la tête en bas et les pieds en l’air. Et se marrer, se marrer. Ceux qui sont des hommes, nous qui sommes des êtres humains, nous voudrions aussi jouer un peu. On se lasserait vite, mais ce qu’on voudrait, c’est cela, la tête en bas et les pieds en l’air. Ce que l’on a envie de faire aux dieux”.
Penser : maintenir ce qui doit être pensé, le maintenir à la bonne distance, et parfois la tête en bas, pour le penser, sans le rejeter, sans se détourner.
Sans se détourner ni rejeter : c’est-à-dire sans être ni intimidé, ni collé, ni identifié. Mais en étant précis, le plus précis possible, sûrement violent, joueur “un peu”, et d’abord en mettant du jeu dans ce qui se présente comme massif, compact, total. Dans L’espèce humaine Robert Antelme fait le portrait le plus achevé de la pensée sous toutes ses formes, mais penser est toujours rompre la confusion, tenter de se séparer de l’horreur définie comme “obscurité, manque absolu de repères, solitude, oppression incessante, anéantissement lent”. Ce “manque absolu de repères”, où même dans le sommeil “je ne suis nulle part”- “Je ne suis ni ici, ni chez moi, ni devant la fosse, ni dans le sommeil, tous les lieux sont imaginaires. Je ne suis nulle part”- c’est la confusion portée à son extrême, à son essence nue, la confusion de la vie et de la mort. Buchenwald : “La mort était ici de plein pied avec la vie, mais à toutes les secondes. La cheminée du crématoire fumait à côté de celle de la cuisine. Avant que nous soyons là, il y avait eu des os des morts dans la soupe des vivants”. Et quand la pensée n’arrive pas à penser, elle n’est que le reflet de l’Enfer. “L’Enfer”, dit Antelme, ce serait “le lieu où tout ce qui se dit, tout ce qui s’exprime est vomi à égalité comme dans un dégueuli d’ivrogne”.
Devant l’horreur, on peut renoncer. Dire “Frightful, yes, frightful ! Oui, vraiment, effroyable.” “Inimaginable , c’est un mot qui ne divise pas, qui ne restreint pas. C’est le mot le plus commode. Se promener avec ce mot bouclier, le mot du vide, et le pas s’assure, se raffermit, la conscience se reprend”.
Mais cet acte, penser. Dire “la nuit de Buchenwald était calme”, faire se diviser pour toujours, soupçonner pour toujours, le mot “nuit” et le mot “calme”. Tous les mots, les prendre, les diviser, les séparer, les faire entendre autrement, comme des choses étranges. Cette “voix tranquille qui sort d’un haut parleur”, c’était “la voix de la conscience SS absolument régnante sur le camp”. Le mot “conscience”.
Décrire la “haine parfaite” du détenu politique allemand qui est à Buchenwald depuis onze ans, et remarquer le défaut de cette “haine parfaite” : il n’éprouve pas ce qui ne peut s’exprimer. En ce point il n’a pu se soustraire au SS, malgré sa haine, il a été avalé.
Dire l’appel, et la “rigolade de mon nom”. Que “moi c’était bien moi et que c’était bien moi ce rien qui portait ce nom qu’on avait lu”. Le nom devenu une des formes de l’anonymat.
Suivre la naissance, l’éclosion du kapo. Quand il parvient à attraper le demi-sourire du SS, il est kapo.
Savoir que le sommeil n’est pas un répit, mais une concession.
Savoir aussi ce que le SS ne sait pas, que pisser n’est pas seulement une servitude mais une évasion.
Nommer les“choses que le SS ne peut pas contester”, comme “ le vent qui apporte l’ouest sur la figure” ou “les quatre lettres de la SNCF” sur un wagon qui passe, elles sont “royales”, et dire de la soupe qu’elle n’est pas bonne, elle est “belle”. Détailler, détailler, détailler. A chaque fois, le mot qui convient, c’est à dire qui surprend. Un mot qui nomme et qui surprend, et on a l’impression de saisir dans l’acte le fait de survivre, la pensée est présente elle même comme un acte, elle coupe réellement dans la réalité meurtrière, elle dégage.
Faire la différence entre “la sorcellerie” du langage, qui peut tout évoquer, mais qui peut être dangereuse ici, trompeuse, et la pensée.
Savoir que la pensée inclut la non-pensée, que “la pensée la plus violente ne fait pas remuer un caillou”.
Dire le miroir, comment “ce dimanche là, je tenais ma figure dans la glace”, et que cette figure “sans beauté, sans laideur” était “éblouissante. Elle avait suivi”.
Formuler le sarcasme : “Donc tout le monde < le kapo comme le détenu> peut rigoler”. Mais ajouter aussitôt : “leur vrai travail, c’est celui de nous faire crever”.
Entendre le SS dire “tristement”, c’est l’adverbe, “Scheisse”.
Voir le civil nazi qui frappe et gueule “en rougissant”. Le voir : “un amateur”, un “nazi puceau”.
Saisir comment un détenu qui balaye peut littéralement “décomposer” la femme allemande qui le surveille, par sa seule présence- “puissance extraordinaire du crâne rasé et du zébré”-, et comment le balayeur peut jouer- “l’Allemand a retiré son pied comme on chasse une mouche du front dans le sommeil. Je pouvais, si je voulais, leur faire remuer le pied”... Le voir, ce ballet du balai, se détacher comme sur une scène, comme on a pu tout saisir, avant et après, aussi comme sur une scène. Avoir la liberté de le voir.
***
Penser, Robert Antelme en transmet l’expérience, c’est en fin de compte penser la mort. Et d’abord penser le meurtre. Ne pas s’en détourner.
Saisir la logique du meurtre, “le schéma de leur tactique”, qui est : “affamer un homme pour avoir à le punir parce qu’il vole des épluchures”.
Et l’autre logique, complémentaire : “le froid suffit”.
Organisation très organisée du meurtre, et simplicité du rien faire, appui sur la “nature”, la neige, le vent, ou la chaleur, les poux, laissons-la faire, la nature, elle tue très bien toute seule.
Et saisir en même temps l’échec de ces deux logiques. Aux pires moments, par exemple pendant la torture de la gymnastique, “le SS n’en sort pas”. “Il est le plus fort, mais ils
***
“Il peut tuer un homme, mais il ne peut pas le changer en autre chose”. La limite est là, pouvoir la penser. La pensée la plus forte est à l’image même de l’homme qui mange les épluchures et qui se sépare des épluchures qu’il mange, qui peut les manger sans devenir autre chose que ce qu’il est, un homme, et non un cochon ou une épluchure comme le croit le SS ou le kapo, qui croient ce qu’ils veulent croire, illusion, confusion et mélange, et qui restent collés à la merde tautologique qu’ils ont dans la tête, Moi, c’est moi, et toi, tais-toi. C’est en ce point extrême que Robert Antelme fait et transmet l’expérience de la pensée de la mort, qui est ainsi indissolublement nouée à la pensée de l’autre : une pensée qui tient compte de l’autre, de l’absolument non-moi, de ce qui est ma limite et qui, paradoxe, me fait être le plus moi-même si j’en tiens compte. Et qui en même temps saisit le caractère mortifère de la non-pensée, qui est ce que devient la pensée dès qu’elle recule devant sa limite.
***
Mais le kapo Ernst, “cette grosse vache”. Antelme le voit manger “lugubrement”, lui qui “méprisait ceux qui ne mangeaient pas et qui étaient maigres”. De même que Robert Antelme n’a pas montré la torture seulement du point de vue de la victime, il ne montre pas le kapo seulement en train de manger alors que les autres ont faim, injustice, oppression, il le montre mangeant et méprisant ceux qui ne mangent pas. Ernst lugubre, “encore plus lugubre quand il n’est pas inquiet”, quand il a mastiqué et avalé ses tartines, effort, effort pénible (pas travail : effort), “essen, essen”, pour tenir cette absurdité, un homme est méprisable parce qu’il est maigre. On peut tuer un homme mais on ne peut pas le changer en autre chose, voilà ce qu’Ernst mache et remache en mastiquant ses tartines, mais il ne le pense pas, il ne fait que le ruminer, la limite qu’il rejette revient, l’envahit, le gonfle. Avaler et rejeter, ogre sinistre, vieux tube.
Lien avec le mépris ordinaire, la façon ordinaire de cimenter l’exploitation et l’oppression. “Mépriser- puis haïr quand ils revendiquent- ceux qui sont maigres et traînent un corps au sang pourri, ceux que l’on a contraints à offrir de l’homme une image telle qu’elle soit une source inépuisable de dégoût et de haine”. Et en effet la rumination ordinaire qui s’appuie sur un état de fait pour décerner mérite et vertu et leur opposer faiblesse et vice ne va pas plus loin que de la tautologie, et mieux vaut être riche et bien portant que pauvre et malade. Ressassement ridicule et fou qui est le point précis où la bêtise devient crime, support de la “banalité du Mal” : les “pauvres”, les “maigres”, les “sales” et les “malades”, ils sont déplaisants, pénibles à penser, écartons-les de notre pensée, mais aussi bien supprimons-les de notre présence.
***
“Je ne veux pas que tu sois”. C’est la phrase du SS qui énonce sa “dérisoire volonté de con”, c’est la phrase de tous les assassins, et il y en a beaucoup et de différentes sortes dans L’espèce humaine. Les SS, les kapos, le “toubib” qui refuse de donner des arrêts de travail aux malades, les civils nazis, etc. Mais cette phrase peut s’entendre aussi et en même temps d’une autre façon, ce n’est pas seulement : Je veux que tu ne sois pas, c’est : Je n’ai pas de volonté particulière par rapport à toi. Pour penser, pour tenir dans sa pensée le meurtre et l’échec du meurtre- “Il peut tuer un homme, il ne peut pas le transformer en autre chose”-, il faut avoir pensé, tenu dans sa pensée un autre simplement indifférent, ou, si l’on veut, qu’aucun autre n’est une origine dernière, un dieu- qu’il soit rêve ou cauchemar. Penser la mort : se défaire de l’idée rassurante, Je suis là parce que l’on me voulait. L’autre n’est pas ma création, ma créature, il n’est pas non plus mon origine. Mais s’éprouver, se vivre seul dans le monde, suspendu. Et alors le monde se déploie, il se donne tel qu’un sujet le rencontre dans sa solitude radicale, quand il tient compte de l’autre, sa limite limitée. Alors le monde s’ouvre, détail après détail, il est là et on peut le penser. Alors tout devient distinct, détaché, et décalé, étrange, tout devient objet de pensée. Ce vent qui passe, qu’est-ce que c’est ? et cette soupe ? et ce pain ? et cette femme ? Les heures identiques de l’usine, la pensée les rend différentes, arrive à creuser des différences, comme elle rend anormal le normal, extraordinaire le banal. Si L’espèce humaine redonne le monde, c’est à partir d’une solitude effroyable mais pas seulement effroyable, et il faut une force inouïe pour penser précisément ça. “On peut brûler des enfants sans que la nuit remue. Elle est immobile autour de nous, qui sommes enfermés dans l’église. Les étoiles sont calmes aussi, au-dessus de nous. Mais ce calme, cette immobilité ne sont ni l’essence ni le symbole d’une vérité préférable. Ils sont le scandale de l’indifférence dernière. Plus que d’autres, cette nuit-là était effrayante. J’étais seul entre le mur de l’église et la baraque des SS, l’urine fumait, j’étais vivant. Il fallait le croire. Encore une fois, j’ai regardé en l’air. J’ai pensé que j’étais peut-être seul alors à regarder la nuit ainsi. Dans la fumée de l’urine, sous le vide, dans l’effroi, c’était le bonheur. C’est sans doute ainsi qu’il faut dire : cette nuit était belle”.
***
Ce qui ne peut pas finir et ne finira jamais, ce récit, se termine par un pur suspens, d’où nous partons toujours à nouveau pour tenter à notre tour de penser. Echange dans le noir, question ouverte, division, où chacun s’adresse à un autre, a besoin d’un autre pour penser, ce suspens est un dialogue :
“_ Wir sind frei (nous sommes libres).”
“_ Ja.”