Qui est folle, dans Louise, elle est folle ?
les deux femmes en scène s’accusent, se renvoient la balle, essayent de préciser leurs accusations, jusqu’au plus grave
elles utilisent une troisième, Louise, absente, comme une façon de désigner ce qu’en aucun cas elles ne veulent être
mais elles s’acharnent l’une contre l’autre, pourquoi ?
comme si chacune représentait pour l’autre quelque chose qu’elle rejette
pourtant il s’agit de faits connus, de comportements habituels, d’attitudes vues partout, de phrases entendues partout, acheter n’importe quoi, voyager sans voir, manger sans penser, vouloir gagner, l’horreur quotidienne et au cinéma, les clichés, les clichés, les clichés…
toutes choses bien réelles et présentes, qui sont là, dans le monde
sont-elles folles de faire ce qui se fait ?
la folie est un écart par rapport à la réalité, on la mesure comme ça, un fou est « à côté », « en dehors » de la réalité
alors, est-ce que c’est la réalité qui est folle ?
acheter, voyager, les concours…les cafards…
quels sont les critères ?
pour qu’il y ait des critères, il faut qu’il y ait du commun et le premier bien commun, c’est le langage, les mots
mais justement, dès la première accusation : tu me trahis, tu prends mes mots, tu ne m’écoutes pas, tu ne m’entends pas…
climat de violence, atmosphère de guerre larvée
et ce sont deux femmes qui en témoignent
en tant que femmes elles sont au plus près de ça
passives agressives, comme la société toute entière
ce n’est pas ce qu’elles disent qui est fou, c’est comment elles le disent
en reprenant, redoublant, reproduisant l’état des choses avec leurs mots
des mots qui disent l’état du monde de la façon la plus précise, avec des détails les plus saugrenus, étranges, justes
et pourtant ces mots ne permettent pas de décoller, de sauter, de passer ailleurs
le dialogue dérape et rate constamment
ce n’est pas vraiment un lien à une autre, une rencontre, une surprise
mais un lien à une trop pareille, en miroir
qui se retourne sans cesse de l’une à l’autre
l’agressivité plane et on la ressent comme une atmosphère palpable
c’est un état du monde
et c’est la position de l’une par rapport à l’autre
et de chacune par rapport au monde
c’est aussi une façon de s’y prendre avec les mots précise, imprécise, pleine de détails, d’invention, voire de poésie
et en même temps faite de généralités, de discours, de clichés
le fond est bel et bien une ambiance de meurtre jusqu’à la trahison finale et l’apocalypse
et Dieu, là haut, est requis à plusieurs reprises, non comme solution, mais comme interlocuteur
on avance à l’intérieur de tout ce que le société met en place et fait circuler comme discours et clichés
qui redoublent l’état général de dispersion opposition confrontation
qui reproduisent l’enfermement en soi, le ressassement
on avance à l’intérieur mais aussi à l’encontre
ce qui maintient vivant : la sensibilité, l’ouverture
le fait de n’avoir peur de rien, de rien, de rien, ni de dire, ni de penser, ni même d’avoir peur
et le désir de parler vraiment, d’avoir un autre à qui parler.
Quand j’écrivais Louise, elle est folle, j’avais souvent en tête le mot « renversement », le désir et le plaisir qui vont avec. Les cubes de l’enfance, mais aussi, toujours l’enfance, Chaplin dans son avion piloté à l’envers, il regarde en bas, c’est justement en haut, le whisky sort de la bouteille et monte au lieu de descendre, on a le temps, tout le temps, de faire le tour de la situation dans tous ses détails, le ciel, la terre, en haut, en bas, l’avion minuscule, deux hommes dedans, le pilote évanoui, l’autre se débrouille, essaye…
Ou encore, changement de registre, autre renversement, des questions, tous les écoliers de France les ont apprises par cœur, ce sont les questions de l’abbé Sieyès : Qu’est ce que le Tiers Etat ? Tout/ Qu’a-t-il été jusqu’à présent dans l’ordre politique ? Rien/ Que demande-t-il ? à y devenir quelque chose…
M’accompagnait aussi, une fois lu comment non : « On croit que ce qu’on voudrait c’est de pouvoir tuer le SS. Mais si l’on y pense un peu, on voit qu’on se trompe. Ce n’est pas si simple. Ce qu’on voudrait, c’est commencer par lui mettre la tête en bas et les pieds en l’air. Et se marrer, se marrer. (…) Ce que l’on a envie de faire aux dieux. » (Robert Antelme)
Et j’ai lu et relu, vu et revu, des livres et des films avec lesquels je pouvais explorer le renversement, et ainsi s’est précisée « la ligne Copi-Buñuel-Beckett » qui m’aidait à comprendre et travailler cette chose aberrante que je nommais « la civilisation du cliché »…
on renverse toujours une vision naturaliste, déterministe des choses :
chaque chose est à sa place, chacun est assigné à un destin
on renverse une vision consensuelle
on renverse un cliché
on renverse le vide, ce qui est devenu vide de sens
même si ça peut peser encore très lourd
le renversement c’est : de l’air, de l’air, du possible, un autre monde, un autre ordre est possible, on ouvre
on respire, on respire
le renversement a un effet jubilatoire, il est un des ressorts du comique, de l’humour, du gag.
Me sont apparus au moins trois renversements, de perspective, de point de vue, et je les découvrais à chaque fois grâce à un de ces auteurs.
Premier renversement : le monde est grand, et non réduit à moi, à nous, quittons une vision étriquée, égocentrée du monde.
Ce renversement date bien sûr de Galilée, voire de Giordano Bruno : « et pourtant elle tourne »…la terre , ce n’est pas le soleil qui tourne autour de moi, repris autrement par Freud, l’inconscient existe, je ne suis pas là où je pense être, je suis décentrée…
Mais ce renversement est toujours et tous les jours à retrouver concrètement.
Copi le montre dans « la femme assise », la phrase est dite par l’escargot Arthur qui, installé sur son nez, vit avec la femme assise un amour beau, calme et hollywoodien, il voit les choses autrement, « le monde est grand » énonce Arthur, et non réduit comme d’habitude à des amours plates, entre gens de la même espèce… Ce ne sera pas du goût de tout le monde et la fille de la femme assise l’écrase…
Deuxième renversement : le dogme, l’idée reçue, la convention, le code, sous des apparences de choses pleines de sens et d’un sens plein et absolu, éternel, sont en fait peu de chose, rien du tout, vides en somme, renversons. Buñuel chef explorateur, montre le renversement le plus simple, mais n’est-ce pas, il fallait y penser : un diner mondain, des convives agréables, de belles femmes charmantes, et on est assis sur des toilettes, des WC, c’est quand on mange que l’on est seul, dans un cabinet retiré.
Mais bien sur le renversement buñuelien, constant, a bien d’autres formes, et le dogme énoncé hors contexte devient vraiment étrange :
Mr Robert, le maître d’hôtel en train de préparer les tables est interrogé par la serveuse :
_Moi ce que j’ai du mal à comprendre, Mr Robert, c’est que le Christ est un homme et c’est un Dieu.
Evidemment c’est difficile, répond Mr Robert, qui ajoute :
Otez moi cette poire, elle est blette.
Troisième renversement : le vide, du dogme, du cliché, de l’idée reçue, n’est pas un vide neutre, calme, tranquille, il est un vide plein d’agressivité, de haine, voire de meurtre. Flaubert avait déjà montré ça dans son Dictionnaire des idées reçues, où les idées les plus conventionnelles disent toutes comment il FAUT penser, et sous ces idées innocentes et creuses on entend, on peut entendre la fureur du bon et brave bourgeois qui pourchasse férocement les communards…
Voir Jarry aussi, avec Ubu : « je tuerai tout le monde et puis je m’en irai ».
Beckett, lui, invente Pozzo, Pozzo et la platitude enflée, qui est en même temps Pozzo et le knout…
« Pozzo.(en coulisse).
Plus vite ! (Bruit de fouet. Pozzo paraît. Ils traversent la scène)(….) Arrière ! (Bruit de chute. C’est Lucky qui tombe avec tout son chargement.) (…)
Attention ! Il est méchant. (Estragon et Vladimir le regardent.) Avec les étrangers.
(…)
La route est à tout le monde
(…)
C’est une honte mais c’est ainsi.
(...)
(d’un geste large) Ne parlons plus de ça (il tire sur la corde) Debout !
(….)Voyez-vous, mes amis je ne peux me passer longtemps de société de mes semblables (il regarde les deux semblables) même quand ils ne me ressemblent qu’imparfaitement.
(….)
Comment m’avez-vous trouvé ?(...) Bon ? Moyen ? Passable ? Quelconque ? Franchement mauvais ?
(...)
(avec élan) ...Merci, messieurs ! (un temps) J’ai tant besoin d’encouragement (il réfléchit.) J’ai un peu faibli sur la fin. Vous n’avez pas remarqué ?
Vladimir.
Oh peut-être un tout petit peu.
Estragon.
J’ai cru que c’était exprès. (…) »
La « civilisation du cliché » est ce dans quoi on baigne, on risque de baigner, cette simplification agressive de tout, qui touche d’abord les mots, le langage, les mots sont des produits du marché, les mots n’ont pas plus de valeur que les choses, on ressasse, on redouble, on parle, on patine, on sur place, on burlesque : « doit-on aimer les pauvres /ben oui/pourquoi/parce que c’est des gens très pauvres » (Copi), mais aussi : « l’important dans une démocratie, c’est d’être réélu » (Nicolas Sarkozy, avril 2009).
Le moment actuel : retour en force de soi-disant évidences naturalistes, conventionnelles : les choses sont comme ça et pas autrement, la folie est chez les fous, elle est biologique, génétique, la société est éternelle, l’économie est une fatalité,
mais l’idée reçue, la convention, le « c’est comme ça » n’est pas tranquille, sans problème ( ah, « pas de souci ») comme on voudrait nous faire croire, mais au contraire très violent, autoritaire, il faut, il ne faut pas
de la même façon la promotion de la trivialité, de l’anecdote, s’accompagne de la promotion du moi, moi, moi
et le fond de l’affaire est toujours « moi c’est moi et toi tais- toi ».
Le renversement : le contraire est possible, on peut penser le contraire, on peut transgresser ce qui se dit, ce qui se fait, ce qui est donné comme normal n’est pas nécessairement normal, ce qui est donné comme fou n’est pas nécessairement fou.
Renversons.