Flambée raciste en Allemagne, étrangers battus à mort, enfants kosovars blessés dans un centre de demande d’asile, un sans-abri tué sur la côte Baltique par des gamins de quinze à dix-neuf ans, « c’était un vagabond, un a-social, dommage qu’on n’ait pas eu les bonnes chaussures on aurait fini le boulot plus vite », pendant ce temps je suis en train d’écouter un homme, il parle tout seul, la première phrase que j’entends est « une fois une pute, toujours une pute, voilà ce que je dis », il continue à parler, la fille dont il parle est sa nièce, une gamine de dix-sept ans, c’est clair qu’il la hait, il hait aussi les Noirs, et les Juifs, et les financiers, en fait il hait tout le monde, le monde entier, il raconte sa journée et sa vie, comment il a été obligé de travailler dans une épicerie minable, sa famille ruinée, pourtant une bonne famille, mais il n’a pas eu de chance, pas comme son frère, la famille s’était endettée pour l’envoyer dans une grande université mais l’imbécile s’est suicidé, pas comme sa sœur, la garce, elle s’est fait faire un enfant par un amant de passage, justement cette nièce de malheur, et son mari l’a répudiée, et voilà qu’il est lui obligé de s’occuper de cette fille, et de sa mère à lui, et de tout, et il continue, haine et impuissance, impuissance et haine, un homme de ressentiment, raciste, sexiste, antisémite, rien n’échappe à sa haine, il la met en pratique, il vole l’argent que sa sœur envoie à sa fille, il pousse sa nièce dehors… Et moi je l’écoute, je continue à l’écouter, j’entends tout ce qu’il dit, tous les détails, ses galères et ses maux de tête, ses injures et ses plans foireux, la cravate rouge du type qui va séduire sa nièce, les reproches de la vieille domestique noire, les propos immondes qu’il tient à tout ce qui passe à côté de lui, ses idées si on peut appeler ça comme ça, et ses sentiments, toujours les mêmes, envie et frustration, le monde vu à travers ce qu’on lui doit et ce dont il a été grugé, et alors à lui tout est permis, j’écoute le récit qu’il déroule dans sa tête ou en parlant à sa mère, et je suis à la bonne distance pour être saisie, attrapée, révoltée, et en même temps impliquée, par tout ce que dit ce personnage, Jason Compson, le 6 avril 1928.
Ce qui se passe, et qui est bien sûr une réponse à la question À quoi sert la littérature : Jason Compson est justement un personnage, pris dans un récit, une histoire, c’est Le Bruit et la Fureur, et Faulkner, puisqu’il s’agit ici de lui, invente des FORMES qui permettent de PENSER, de penser comme pense la littérature, en faisant L’EXPÉRIENCE D’UN POSSIBLE.
Ce n’est pas : expliquer le racisme, l’antisémitisme, le sexisme, ni même la haine, la paranoïa. Jason n’est pas un cas, un cas socio-psychologique, ou historique, ou autre (« le petit blanc du Sud », white trash, etc.), il n’est pas un élément dans un discours « sur ». Il n’est pas non plus une figure de fait divers comme les gamins assassins du début. Un fait divers, on le lit et on se dit, C’est pas possible – justement parce que ça l’est. Dans un récit comme celui de Faulkner, le possible n’est pas une situation mais un personnage. Le cas ou le fait divers peuvent m’intéresser et me concerner, ils ne m’impliquent pas, pour reprendre une distinction que fait Serge Daney.
Le personnage m’implique, comment ? Comment suis-je impliquée par ce type horrible à qui bien sûr je n’adresserais pas la parole une seconde dans la réalité ?
Quand je suis impliquée ce n’est pas du tout pour me dire, « moi aussi je suis comme lui », introspection, aveu, nous humains nous avons tous des mauvaises pensées, nous sommes tous mauvais, culpabilité mortifiante qui revient à banaliser, à nier le tranchant des actes, à surtout éviter de penser.
Mais c’est un possible, une fiction : j’aurais pu être comme lui, comme n’importe quel être humain. Autrement dit : c’est un type horrible, ce n’est pas un monstre, il n’est pas en dehors de l’humain. L’inhumain fait partie de l’humain, c’est sa limite toujours possible. Mais un meurtre est un meurtre.
La bonne distance : le lecteur a la place, et le temps, pour penser, pour questionner : comment est-ce possible, qui est-il, et, suspense, que va-t-il faire.
Cette façon de penser n’est pas démontrer, elle ne donne pas de certitude, elle ne ramène pas l’inconnu au connu, mais elle met en rapport ce qui semblait sans rapport, elle s’appuie sur la réalité, sur les faits, mais elle y crée du jeu, elle ouvre.
Comment est créée cette bonne distance ? Essayer d’analyser comment l’écrivain Faulkner s’y prend, les formes qu’il invente, quelques-unes d’entre elles, ce n’est pas un exercice académique : c’est analyser une pensée en acte – un style – qui est une façon de répondre au monde.
Jason Compson, on le voit sous tous ses aspects, chaque aspect en soi et lié aux autres, et sa haine ressassante est un moyen de raconter, une spirale qui élargit et présente le monde tel qu’il le voit, lui, et on le voit avec lui, et avec l’espace et le temps pour ne pas être collé à lui, fondu en lui, et il dit tout ce qu’il pense, les détails les plus infimes, par exemple la merde des pigeons du palais de Justice qui lui chient sur la tête, et comment il faudrait les exterminer, tous les détails ressassants de sa haine, tous ses objets, y compris bien sûr sa mère, inceste et emprise chaque fois qu’elle ouvre la bouche pour lui parler, chaque fois qu’il lui répond, et sa parole est un flux libre et posée comme une chose devant lui, et du coup le lecteur ne pense jamais que ce qu’il dit est la vérité, même si lui Jason le pense, le lecteur a l’espace pour ne pas le penser, le lecteur est mis dans une position d’attention très particulière, une disponibilité à tout ce qui vient, pas de jugement moral préétabli mais une attention de chaque instant et toujours le plaisir d’être surpris, étonné, et en même temps Jason est critiqué par tous les autres personnages, même sa mère le critique, ce qui le fait aussi se découper sur un fond, ressortir, tout ce grand monologue est polyphonique, il y a beaucoup de monde qui parle dedans, et Jason est toujours en train de faire, de parler, rien n’est joué pendant toute cette journée, rien n’est fatal ni nécessaire, et le lecteur est lui aussi en position active, il attend, et il voit ce Jason et il peut en voir beaucoup comme lui, leur doigt pointé, accusateur ou interprétant, pleins de l’horrible maladie de leur bon droit, sûrs que l’autre existe, ça oui, mais exclusivement pour les emmerder, comme ces pigeons du palais de Justice, et seulement dans des catégories, des généralités, les Noirs, les Juifs, les Femmes, l’autre n’existe jamais dans sa singularité, « une fois une pute, toujours une pute », Jason termine comme il a commencé, mais le lecteur, lui, ce lecteur qui l’a accompagné, a pu penser, « sauter en dehors de la rangée des assassins » (Kafka), et dans le monde des hommes qu’il n’a évidemment jamais quitté – le monde de la fiction n’est pas un ailleurs, on ne s’évade pas par la littérature comme il est dit parfois –, dans ce monde, qui est le même, des hommes et de leurs œuvres, le lecteur est modifié.
Modifié, comment ? La littérature n’apporte pas un savoir, ce n’est pas une pédagogie, mais elle est une façon de penser. Dans ce monde, le nôtre, où la guerre est aussi un fait divers, le lecteur a pu faire l’expérience de ce que c’est, quelqu’un qui est dans la haine, mais il n’est pas quitte avec ça, ce n’est pas un acquis, de la culture à consommer ou à garder dans une cave ou une bibliothèque : il continuera à être travaillé par ces mots qu’il a lus, qu’est-ce que c’est ce personnage, qu’est-ce qu’il représente pour lui, qu’est-ce que, lui, lecteur, PENSE de ça. C’est-à-dire, et c’est encore l’expérience et le risque d’un possible : si lui, le lecteur, ne pense pas comme Jason Compson, il pense en fait quoi.