Leslie Kaplan - Les outils
le détail, le saut et le lien - La phrase la plus politique

La phrase la plus politique pour moi en tant qu’écrivain : celle de Franz Kafka, Journal, 27 Janvier 1922, qui parle de la littérature comme un “bond hors du rang des meurtriers”. J’ai fait faire un commentaire de cette phrase dans mon dernier livre, Le Psychanalyste, par un des personnages, qui est comédienne et qui cite cette phrase à propos de ce que c’est, jouer :

Il y a une phrase d’un de mes écrivains préférés, c’est Kafka (...) Il parle de l’acte d’écrire, il dit qu’écrire, c’est sauter en dehors de la rangée des assassins. Pour moi, jouer c’est ça.(...)

Les assassins, contrairement à ce qu’on pourrait croire, sont ceux qui restent dans le rang, qui suivent le cours habituel du monde, qui répètent et recommencent la mauvaise vie telle qu’elle est.

Ils assassinent quoi ? Le possible, tout ce qui pourrait commencer, rompre, changer.

Kafka dit qu’écrire, l’acte d’écrire, c’est mettre une distance avec ce monde habituel, la distance d’un saut.

Il dit, sauter en dehors, sauter ailleurs. Ca suppose un point d’appui ailleurs.
Jouer...c’est inventer quelque chose, un point d’appui, qui soit ailleurs, qui permette de saisir d’où on vient, d’où vient ce monde, le vieux monde des assassins.

Si on ne fait que redire, recommencer, répéter...on n’en sort pas, quel intérêt.

Sauter, je trouve ce mot tellement juste, sauter, on le voit, c’est un acte, un acte de la pensée, une rupture, ça n’est pas une simple accumulation, un processus linéaire, on continue, on continue et voilà ça se fait tout seul. Non. Il faut se décoller.

Penser la politique pour un écrivain c’est penser comment une conception politique intervient DANS SON TRAVAIL D’ECRIVAIN. Quant à moi je trouve vital de m’interroger sur ce que c’est, concrètement, aller dans le sens du SAUT, de la séparation avec “le monde des assassins”, sortir du ressassement, de la répétition, créer un espace de pensée, de liberté.

En ce sens il me semble qu’il y a des formes plus porteuses de liberté, et des formes plus réactionnaires.

Les formes plus porteuses de liberté tiennent compte du monde dans lequel nous vivons, LE MONDE ICI ET MAINTENANT, que bien sûr il faut définir, penser, mais qui n’est pas sans avoir été déjà pas mal défini, par des gens qui se sont SEPARES du vieux monde, chacun à leur façon. Pour moi le monde ici et maintenant est UN, nullement au sens de la mondialisation et des clichés vétustes, mais avec (par exemple) Kafka, Freud, Arendt, Chaplin, même combat, qui ont essayé, chacun à leur façon, de penser en dehors de la vieille conception d’une nature humaine donnée.

Quand Kafka dit, Je me bats, ou qu’il parle de sauter, de bondir, hors de la rangée, ce n’est pas sans rapport avec la résolution, héroïque, du conflit, universel, entre le désir de vérité et la passion de l’ignorance qui est le propre, l’ordinaire, de la tragédie humaine selon Freud à partir de sa découverte de l’Inconscient.

Et ce n’est pas non plus sans rapport avec la position arendtienne, qu’il n’a a pas de nécessité historique, Auschwitz n’aurait pas du arriver, comment est-ce arrivé puisque cela n’aurait pas du arriver.

Et le modèle Chaplin qui trouve toujours quoi faire dans la situation, comment répondre au monde, et c’est toujours inattendu.

Pour moi la question n’est pas quelle est la réalité visée, vies petites ou grandes, proches ou lointaines de moi, mais comment l’écrire, quel est le point de vue, quelle est la position, bref, quelle est la forme trouvée.

Chaplin funambule se débattant avec les petits singes, une interprétation dans une séance d’analyse, le mot désolation (loneliness) pour décrire l’état des gens dans la société industrielle de masse, le récit de La Métamorphose : formes du saut. ETC, ETC.

Un récit, une narration, des personnages, une littérature, qui cherchent à tenir compte de ce monde, le notre, est pour moi éminemment politique. Et bien entendu il n’y a pas UNE façon d’en tenir compte, il y en a autant que d’écrivains.

Mais NE PAS en tenir compte me semble aller dans le sens de formes réactionnaires, que je définirai comme : des formes qui maintiennent le ressassement, la répétition, qui vont dans le sens de : rester collé à l’horreur, aux assassins, qui ne permettent pas de sauter. Qui vont dans le sens de : tout est joué, déterminisme et mortification, et moralisme éventuel par-dessus.

Ces formes là sont héritières de conceptions pour moi anciennes, naturalistes, religieuses.

Des littératures qui reposent sur du discours, de l’explication, ou sur de l’introspection, ne me conviennent pas, je les trouve réactionnaires.

Par exemple, considérer un personnage du point de vue d’une explication, quelle qu’elle soit, traumatique, psychologique, sociologique, me paraît enfermant, rassurant et enfermant.

Penser c’est lier, mettre en rapport des choses apparemment sans rapport, créer la surprise, l’étonnenement, ouvrir, et non expliquer, enfermer dans des catégories : ah oui, il est comme ça parce que sa mère, son père, son milieu, etc. Un personnage est une forme que peut prendre à un moment donné une question.

De même l’aveu, la confession, l’introspection. Autre naturalisme. Croire que la vérité sera dite comme ça, si on “s’exprime”, et surtout si on se force (aveu, confession), si on est bousculé (talk-shows). Télévision et religion se retrouvent, croyance en une révélation. Et une vision romantique, moi au moins je m’exprime, je prends des “risques”, (mais lesquel ?quel est l’enjeu ? ), moi je suis seul contre le monde, qui va avec la vision naturaliste. En ce sens “tout dire”, oui, bien sûr mais encore ? Il y a des pays où la liberté de tout dire n’est pas acquise, soutenir absolument et toujours la liberté d’expression, on a pris la Bastille pour elle, mais que ça ne fasse pas oublier que le monde dans son ensemble est comme toujours menacé par la banalisation et la bêtise, et ICI ET MAINTENANT cela veut dire, par la résistance à tout travail qui mette en cause la vieille conception de l’homme comme “être naturel”. Alors la question est plutôt : tout penser, essayer, et tout mettre dans un livre_ comment.

En somme pour moi la recherche d’une littérature qui va dans le sens de la liberté concerne la vérité, l’écart, et le rapport, entre un écrivain et le monde, pas l’exactitude ni la confidence, mais le travail de pensée, pas le sentimentalisme ni la compassion, mais le saut, la séparation avec l’horreur, trouver les mots et les formes pour ça.

©Leslie Kaplan, mis en ligne le vendredi 18 mai 2012

Les Ambassades, publication du CRL de la région Centre à l’occasion du colloque de Tours les 3 et 4 mars 2000, repris dans Les Outils.

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