Leslie Kaplan - Les outils

Si j’ai eu envie d’écrire un roman, Le psychanalyste, qui met en scène un psychanalyste dans son travail avec ses patients, c’est qu’avoir fait une psychanalyse personnelle qui m’a beaucoup aidée dans ma vie m’a aussi fait réfléchir sur les rapports, les liens, entre psychanalyse et littérature, sur la littérature que je voulais faire et l’écrivain que je voulais être. Depuis L’excès-l’usine jusqu’à Fever la littérature a toujours été pour moi une façon de penser, et j’ai essayé d’intégrer mon expérience de la psychanalyse dans ma façon d’écrire. La psychanalyse et la littérature sont bien sûr deux pratiques du langage, deux pratiques qui tiennent compte des mots, qui les prennent au sérieux et les explorent dans tous les sens. La psychanalyse s’est distinguée de la psychiatrie par la découverte freudienne de l’inconscient et par la méthode de l’association libre que Freud a inventée : pas d’explication a priori à partir d’un savoir sur le patient, mais une écoute disponible, « flottante » dit Freud, où émerge la surprise, l’inattendu, l’inconscient justement. De même la littérature ne se fait pas avec des généralités, des explications, des proclamations d’intentions, mais avec des détails surprenants, qui peuvent sembler insignifiants mais qui questionnent les clichés, les façons de penser habituelles et routinières, les discours tout faits, toutes les formes de bêtise, d’ « idées reçues » (Flaubert), toutes les « paroles gelées » (Rabelais).

Pour un écrivain comme pour un psychanalyste, le langage est vivant, il est toujours adressé, même « à personne », et polysémique.

En tant qu’écrivain, c’est le réel qui m’intéresse, ce qui fait irruption, qui pose la question, Et alors, quoi ? J’essaie de me placer en dehors d’un naturalisme, d’un déterminisme. Le personnage n’est pas un « cas ». Dans Le psychanalyste les patients sont des « héros » : héros de la pensée, qui affrontent le conflit entre leur désir de vérité et leur passion pour l’ignorance (Lacan), comme Œdipe, et comme tout le monde. Le psychanalyste n’est pas celui qui sait tout, mais un homme ou une femme qui cherche, avec le patient. Et dans le livre, il y a le psychanalyste Simon Scop et ses patients, mais il y a aussi, c’est le deuxième personnage principal, Eva, qui vient de la banlieue, qui lit et qui interprète sa vie avec Kafka.

Pour moi la psychanalyse et la littérature partagent une vision démocratique, pas technocratique, en dehors de tout dogmatisme, et en ce sens je suis bien d’accord avec Nabokov, qui se moquait de la psychanalyse, quand il dit ne pas voir l’intérêt d’ « une pratique qui consiste à appliquer plusieurs fois par semaine des mythes grecs sur les parties génitales d’un certain nombre de personnes »…Et la littérature ne se fait pas avec des bons sentiments ou de bonnes intentions. Mais la psychanalyse et la littérature, par l’attention prêtée aux mots, visent, chacune à leur façon, une désaliénation_ j’ai commenté dans Le psychanalyste la phrase de Kafka, « écrire c’est sauter en dehors de la rangée des assassins » _, c’est-à-dire, plus d’ouverture, plus de disponibilité au monde, aux rencontres, au hasard, comme le dit Freud. Ce sont deux pratiques de l’étonnement.

La psychanalyse et la littérature ont en commun le refus de la catégorie, de la case et du cas.

Prendre les mots au sérieux, tous les mots et les mots de tout le monde, c’est affirmer et maintenir que le langage est le premier lien social, c’est être attentif aux dérives totalitaires toujours possibles, bureaucratie, situations d’abandon, de « désolation » (Arendt).

Mais c’est aussi prêter attention au « déballage » d’un individualisme creux, à la trivialisation, au règne (télévisuel) de l’anecdote : à la différence du détail qui est une condensation, un éclat de réel et qui indique un sens, pas le sens, mais du sens, l’anecdote promeut une parole vide, vise une stratégie d’occupation pour rien, occuper pour occuper. En ce sens, la psychanalyse et la littérature tiennent compte du sujet mais sont chacune à leur façon à l’opposé d’un individualisme qui brandit une parole creuse.

Et chacune à leur façon elles relèvent de l’art : éveil, travail de pensée, et pratique du « un par un » : une psychanalyse est une rencontre, et c’est toujours un sujet particulier, à un moment donné de sa vie, qui rencontre une œuvre. Deux pratiques de l’exception, pas de la règle (Jean-Luc Godard). Deux pratiques de la singularité, qui reconnaissent que l’angoisse_ loin d’être un mal qu’il faudrait éradiquer, rêve d’une pilule qui supprimerait soi-disant la souffrance psychique_ est au contraire constitutive de l’humain, « la part divine de l’homme » (Heitor de Macedo). Deux pratiques qui cherchent, comme dit Rilke, à « faire des choses avec l’angoisse ».

©Leslie Kaplan, mis en ligne le jeudi 7 juin 2012

publié dans Le magazine littéraire, nr 473 mars 2008, Les écrivains et la psychanalyse

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