« Dieu n’est pas marié »
invention du langage et démocratie
[1]
Il me semble que l’interrogation sur les mots, sur le langage fait partie de la vie démocratique, de la vie en démocratie
le langage est le premier bien commun
la pratique du langage est une pratique du commun, de la vie en commun
et, ainsi,
le langage est le premier menacé, menacé sans arrêt,
par toute remise en cause du commun, de la vie partagée
par tout ce qui vise à le figer
le rigidifier
l’appauvrir
le vider
par tout ce qui vise à en faire un pur instrument de communication
plat
uniforme
unilatéral
consensuel
à lui ôter sa dimension polysémique, et sa dimension d’adresse.
Cette question est le souci de tout écrivain, et quelle que soit ses positions politiques, sa vision du monde par ailleurs.
Je prendrai comme exemples deux écrivains « réactionnaires » sur la plan politique, Flaubert et Dostoïevski, qui se sont bagarrés chacun à leur façon contre toutes les formes du langage codifié, conventionnel, plat, uniforme :
_Flaubert et son Dictionnaire des idées reçues
je vous rappelle les premiers mots de son dictionnaire : ABELARD, ABRICOTS, ABSALON, ABSINTHE, ACADEMIE FRANçAISE, ACCIDENT, ACCOUCHEMENT, ACHILLE, ACTRICES…
cette liste montre que le principe à l’œuvre est : n’importe quel mot peut devenir une idée reçue
Flaubert traque dans l’idée reçue la bêtise et dans la bêtise quelque chose, on pourrait dire, de « volontaire » au sens de la « servitude volontaire » de La Boëtie
mais précisons, par exemple à la lettre S, fin :
« SOUPIR : Doit s’exhaler près d’une femme
SPIRITUALISME : Le meilleur système de philosophie
STOÏCISME : Est impossible
STUART (MARIE) : S’apitoyer sur son sort
SUFFRAGE UNIVERSEL : Dernier terme de la science politique
SUICIDE : Preuve de lâcheté
SYBARITES : Tonner contre
SYPHILIS : Plus ou moins, tout le monde en est affecté »
ce qui frappe, c’est bien sûr d’abord le vide de ces définitions
mais aussi leur caractère autoritaire : beaucoup d’infinitifs, il s’agit d’ordre de penser, et le ton est péremptoire, cassant
c’est-à-dire, l’idée reçue, sous sa bêtise creuse, va avec l’interdit de penser
et à travers le Dictionnaire on voit se dessiner un personnage, le « bourgeois » satisfait, qui pense et parle comme il accumule
les pensées et les paroles sont des objets à ranger dans son armoire
et qui sous son air débonnaire s’apprête à réprimer férocement la Commune…
_Dostoïevski et sa guerre contre « l’idée »
Dostoïevski souligne les impasses d’une pensée qui se veut « moderne », la pensée du tout est équivalent, de « si Dieu n’existe pas, tout est permis »…
et met en rapport cette façon de penser et la perte de l’adresse à l’autre, la rupture de la promesse, la trahison
il montre la violence cachée dans la généralisation,
qui assigne à l’autre une place donnée, qui l’enferme dans une définition imparable
il oppose la parole vivante à « l’idée »
à ce qu’il appelle « 2+2=4 », c’est-à-dire, l’exactitude, la généralité scientifique ou pseudo scientifique, assénée, incontournable, devant laquelle il n’y aurait qu’à s’incliner, mais qui laisse passer la vie vivante, le détail
« depuis longtemps déjà nous ne naissons plus de pères vivants, nous naissons de l’idée », c’est ce qu’il dit dans les Notes du sous-sol
et il met en rapport, concrètement dans ce récit, cette façon de penser par généralités et un meurtre réel, la trahison d’une enfant
donc : le vide n’est pas rien
le vide est agressif, meurtrier
c’est occuper la place
c’est « moi c’est moi et toi tais toi »
voir Baudelaire
se rappeler que le premier poème des Fleurs du mal, l’adresse Au lecteur, commence par le mot « sottise »
La sottise, l’erreur, le péché, la lésine
Occupent nos esprits et travaillent nos corps,
Et nous alimentons nos aimables remords
Comme les mendiants nourrissent leur vermine.
…
Mais parmi les chacals, les panthères, les lices,
Les singes, les scorpions, les vautours, les serpents,
Les monstres glapissants, hurlants, grognants, rampants,
Dans la ménagerie infâme de nos vices
Il en est un plus laid, plus méchant, plus immonde !
Quoiqu’il ne pousse ni grands gestes ni grands cris,
Il ferait volontiers de la terre un débris
Et dans un bâillement avalerait le monde ;
C’est l’Ennui !_l’œil chargé d’un pleur involontaire,
Il rêve d’échafauds en fumant son houka.
Tu le connais, lecteur, ce monstre délicat,
Hypocrite lecteur, _mon semblable, _mon frère.
mais l’Ennui, c’est quoi ?
ce qui me frappe, c’est que Baudelaire met l’ennui en rapport avec la haine
une haine sans désir actif
une haine passive, rêveuse, fumeuse
statique, immobile
inerte
et féroce
« Il ferait volontiers de la terre un débris/ Et dans un bâillement avalerait le monde »
cet Ennui baudelairien me semble très actuel
il va avec une société où règne l’idée reçue, le consensuel, le conventionnel,
une société de mois isolés
sans différence, sans autre
une affirmation de soi sans contenu
pur moyen d’occuper la place
pour rien, pour l’occuper, pour empêcher l’autre de penser
et éventuellement pour l’exclure
penser tautologique : Sarkozy (avril 2009) : « l’important dans une démocratie c’est d’être réélu »…
j’y reviendrai
je voudrai rappeler que Hannah Arendt dans son analyse du Système totalitaire a fait un sort particulier au cliché
se rappeler sa réflexion sur ce qu’elle appelle dans Eichmann à Jérusalem « les clichés euphorisants » employés par Eichmann, à la suite de Hitler ou Himmler,
« la bataille du destin pour le peuple allemand »
« ce sont là des batailles que les générations futures n’auront plus à mener »
« nous savons que ce que nous attendons de vous est surhumain : il vous faudra être surhumainement inhumain »
Arendt ne se contente pas de répertorier, de souligner, ces mots vidés de sens, elle montre plus généralement les rapports de la bureaucratie, du totalitarisme et du langage
Voir Raoul Hilberg dans L’extermination des Juifs d’Europe, « L’extermination des Juifs a commencé quand en 1933 la première définition du non aryen a été inscrite par le premier fonctionnaire… »
voir aussi l’étude de la « LTR » , la langue du Troisième Reich, par Victor Klemperer
or,
et cela continue l’analyse de « l’idée reçue » chez Flaubert et de « l’idée » chez Dostoïevski
il est important de remarquer que la façon de vider les mots, de leur ôter leur sens, du sens, tout sens, ne se trouve pas seulement dans des mots d’ordre (comme sous un régime totalitaire)
mais aussi bien dans la société de consommation
où tout devient « produit »
où les mots deviennent des produits
par exemple, dans le texte « les mots et les choses » on se demande ce qui est mieux, plus gagnant, l’inceste ou la cataracte
où est promue une trivialisation,
le n’importe quoi, l’opinion sans enjeu,
le pur moi moi moi :
qui occupe le devant de la scène
qui est un nouvel opium du peuple
comme un moi plein, vivant, n’existe pas, ce qui est sur le devant de la scène c’est un moi qui s’affirme seulement « moi »
creux, vide
la question du cliché, de l’idée reçue, de la convention, du consensuel,
est au cœur de la réflexion sur langage et démocratie, langage et bureaucratie,
langage mort, langage vivant
d’où l’importance de concevoir le langage comme une création continue, continuelle
une création liée à la rencontre, à la surprise, à l’étonnement
opposée à ce que j’ai appelé « la catégorie, la case et le cas »
mettre des gens dans des catégories, des cases, en faire des cas
voir dans Fever, l’analyse du mot « dossier », des mots « suivre des ordres »
repris entre autres du procès de Maurice Papon
qui à propos de Sylvain Mohlo, a dit « je ne connais pas ce dossier »
déni, généralisation, banalisation, stigmatisation
Juif, Juif ? Juif ! sale Juif
il y a un rapport nécessaire entre invention du langage et démocratie
la démocratie, c’est le refus des places assignées
le refus de la reconduction du même
au contraire la démocratie va avec l’ouverture,
la circulation des places, des situations, des mots, des idées
la « démocratie » est ce régime qui, comme le dit Claude Lefort, « s’institue et se maintient dans la dissolution des repères de certitude »
ou encore, « une société affrontée à la contradiction générale que libère la disparition d’un fondement de l’ordre social » (à propos de Tocqueville),
ou encore, un régime qui s’est édifié « … en acceptant la division sociale, le conflit, l’hétérogénéité des mœurs et des opinions » (à propos de Arendt).
Mais bien voir que tout ça est une tension, un conflit continuels,
ininterrompus
sans fin
on ne peut pas en finir, avoir le dernier mot
(on peut le vouloir…)
se rappeler Humpty Dumpty, le personnage de comptine, le gros œuf sûr de lui-même, arrogant, dans Alice au pays des merveilles : the question is : who is the master, that’s all, la question est : qui est le maître, un point c’est tout
être le maître c’est avoir le dernier mot
et ne pas oublier qu’après l’énoncé de cette soi-disant vérité Humpty Dumpty, ce gros œuf, tombe et se casse en mille morceaux…
c’est-à-dire il y a un rapport entre démocratie
et acceptation du conflit
et donc une certaine acceptation de l’angoisse
autrement dit : le langage est le lieu de la certitude et de l’incertitude
le concret n’est rien s’il n’est pas nommé
(« ça »= rien)
mais quand on nomme, on réduit
une chaise n’est pas cette chaise n’est pas cette chaise bleue n’est pas cette chaise bleue dans ma chambre…
le mot est la mort de la chose
et pourtant la chose vit dans, par, le mot
le langage, pour reprendre Hegel, est « la vie qui porte la mort et se maintient en elle »
en ce sens le langage est le lieu de l’angoisse
à l’inverse, le cliché, l’idée reçue, la convention, le consensus est une façon de se débarrasser de l’angoisse
c’est-à-dire du conflit
malgré peut-être les apparences, c’est le lieu de la peur
de la peur du conflit
et d’abord du conflit avec soi-même
le cliché est une façon d’empêcher l’autre dans la langue
et l’autre en soi-même d’abord, ses propres conflits, contradictions.
Je reviens à Baudelaire et à l’ennui
« l’Ennui » ce monstre plein de haine
c’est le non désir
le non désir de la langue, de la pensée dans la langue
le non désir pour l’autre dans la langue
le refus de rencontrer dans la langue et dans la pensée quelqu’un d’autre
qui parle à son tour
qui mette en cause ce qu’on pense
qui pose question
qui soit différent
le refus de la surprise, d’être surpris
et cet autre, cette différence, suppose un conflit possible
dans la langue
dans la pensée
et aussi bien dans sa propre pensée
cela suppose que l’on reconnaisse que l’on est divisé
que l’on n’est pas forcément d’accord avec soi même
mais qu’il y a un conflit à résoudre
un travail à faire
donc une angoisse
pour penser ensemble ces opposés
.
Il ne faut pas sous estimer la possibilité toujours présente d’une réduction du langage, d’une volonté d’appauvrissement du langage,
d’un langage à sens unique,
la possibilité toujours présente d’une civilisation du cliché
mais s’y oppose le « travail de la culture » comme dit Freud, le travail de la pensée
qui reconnaît que l’angoisse est la « part divine de l’homme » (Heitor de Macedo)
et qui cherche « à faire des choses avec l’angoisse » (Rilke)
la littérature fait partie de ce travail
la littérature : tenter de maintenir l’autre dans la langue
par ce que j’ai appelé « le détail, le saut et le lien »
_le détail, pas l’anecdote
les détails sont vivants, ils ont du sens
(pas le sens, mais du sens, un sens)
alors que l’anecdote tourne à vide, ressasse le trivial, comme le cliché qui occupe la place
le détail s’oppose à la fois à l’anecdote
et au dogme (« l’idée » dostoïevskienne)
_le saut, pour reprendre Kafka qui définit écrire comme « sauter en dehors de la rangée des assassins », c’est-à-dire dans la fiction, dans le possible
_le lien : le penser « avec la mise en relation, en rapport
faire des rapports entre des choses apparemment sans rapport
l’amour en somme, et d’abord l’amour de la vie, en ce que « la vie est unique ».